le mont Fuji tout proche
La question revint, et se précisa, ce qu’il fichait là, dans la ville ? Si c’était d’un japon champêtre qu’il s’était amouraché, avec ses monts brumeux et ses sentiers déserts, ses bords de mer et ses pruniers, que ne battait-il la campagne ? La cherté des transports et la médiocrité de sa débrouillardise étaient-elles de simples prétextes ? Non, non, non, se répondait- il, et même si je savais conduire, sillonner le pays en Twingo n’aurait pas pour moi le moindre charme. La nature au japon était encore très belle, il n’en doutait pas une seconde, il en doutait si peu qu’il l’imaginait aisément, il l’imaginait si bien que la voir était superflu. Son esprit était ainsi fait que de savoir le mont Fuji tout proche le dispensait d’en faire l’ascension. Sans compter la probabilité d’une déception proportionnée, le regret de ne pas l’avoir fait était presque aussi délicieux que la vision du mont Fuji elle-même, il en aurait mis sa main au feu. Du reste, c’était le début de l’été, l’époque des cerisiers en fleur était passée, s’il avait voulu se vautrer dans son rêve, il serait parti fin avril, ou bien à l’automne, et pour Kyôto de préférence, en vue d’y voir rougir les temples et de traîner dans les feuilles mortes – aux accents discrets d’un shamisen. Il n’avait pas prémédité longuement ce voyage. Sur un coup de tête, il s’était vu y engloutir de risibles économies.
Quinze jours plus tôt, il ne pensait pas du tout à fuir. (p. 43-44)Tu es content de ton séjour ?
Je ne voudrais pas exagérer, mais je ne me rappelle pas m’être jamais senti aussi … aussi léger.
Et en y repensant il n’aurait pu dire mieux, ou plus que ça, cette sensation de légèreté. Inappréciable, quand tout d’ordinaire lui semblait peser des tonnes, son passé, sa peur de la mort, la moindre chose qu’on attendait de lui, son corps, les choses, la vie, quoi, tout ce qu’il n’avait pas choisi. Propos d’ivrogne, peut-être, peut-être pas, il se sentait réellement changé, heureusement déboussolé, démagnétisé. Ce qu’il avait pu mariner – quand il suffisait de tourner la tête, d’un pas de côté. Chez lui c’était encore la nuit, il ferait jour lorsqu’il s’y poserait. Le wagon était presque vide, étincelant de propreté, il glissait dans un silence parfait. Ernst s’était installé dans le sens contraire de la marche, afin de ne pas perdre une miette de tout ce qu’il quittait. Dix jours loin de soi, c’était un début, s’il en tirait trois minutes de musique, ce serait le bout du monde, ce serait bien. Au diable les symphonies. La banlieue s’étira et ses centaines de maisons grises et de jardinets identiques, puis ce furent les rizières, les forêts touffues de l’aller qui se balançaient doucement dans le vent. (p. 108-109)Didier da Silva, Hoffmann à Tôkyô (Naïve, 2007)