un réel prismatique
Igor devait photographier certaines choses séance tenante.
La photographie répondait au fonctionnement de son système nerveux. (p. 67)Igor était d’une humeur très étrange. Depuis l’orage, tout se passait comme s’il ne percevait plus le monde qu’au travers des paillettes de verre qui irisaient la surface des meubles et des objets de chez lui. Il découvrait un réel prismatique, composé de souvenirs minces, miroitants, fugitifs, aussi peu visibles que des écailles de poisson sur le bord d’un évier.
Troublé par le mode de fonctionnement inédit qu’adoptaient sa mémoire et sa pensée, il entreprit d’écrire sur un petit carnet noir à élastique des impressions et des images comme l’on note des rêves de peur qu’ils ne s’enfuient au réveil.
Le visage d’un homme dans les rues de Mexico.
Un banc chaud.
Les traces d’un pied humide sur le carrelage.
Un visage penché sur une carte dépliée.
La lumière à travers l’eau d’une fontaine.
*
Il dîna d’une omelette aux fines herbes. Il fit tourner avec le pouce dans la paume de sa main un coquillage fin et luisant comme de la porcelaine. Il appela Monica à Madrid. Il la remercia d’un autoportrait qu’elle lui avait envoyé la veille par internet. Un autoportrait pris avec son téléphone portable tenu à bout de bras. Bougé. Elle faisant le singe. Puis Igor proposa à Monica de passer quelques jours chez lui le dernier week-end de septembre à l’occasion du vernissage d’une exposition collective au musée de l’Élysée à Lausanne. Elle lui dit qu’elle espérait vraiment venir.
Comme toujours ils étaient l’un et l’autre émus de se parler. Et ils étaient frappés par la quantité de choses qu’ils arrivaient à se dire en si peu de temps et en parlant si peu d’eux-mêmes.
*
Le soleil se couchait. C’était l’heure préférée d’Igor. Nuages cyclamen. Montagnes bleu sombre s’obscurcissant. Le chant d’un oiseau. Puis la nuit. Dernier soir d’été. Les gens qui marchent tard dans les rues.
Igor prit dans sa bibliothèque un volume Taschen consacré à Edward Weston. Il ouvrit le catalogue à la page Nude. Oceano.
*
Le lendemain matin Igor nagea près du pont de la Veveyse. Il avançait, la tête orientée vers les vignes. Le ciel était limpide, l’eau calme.
Personne ne s’aperçut de sa disparition. (p. 97-99)
Célia Houdart, Les merveilles du monde (POL, 2007)
Le beau premier roman de Célia Houdart raconte, dans une prose délicate, prismatique elle-aussi et pleine de surprises, l’histoire d’un photographe en cours de dilution – de fenêtres brisées en yeux aveuglés – dans la nature, omniprésente.
Célia Houdart est née le 17 mars 1970 à Boulogne Billancourt.
Elle est depuis 1997 metteur et scène et plasticienne.
Voir en ligne son site et son blog.
Un bel article de Fabrice Gabriel, « L’éveil au monde » (Les Inrockuptibles, 612, 21 août 2007) est repris sur le site des éditions POL, qui proposent aussi les premières pages du livre.