alors, tu fonces, alphonse !?
Bav 00 w
1 – § 981 – Le jeudi 3 août 2000, à 5 heures du matin, un air de fraîcheur modérée entre par la fenêtre à droite de mon e-book couleur mandarine,
1 1 Le jeudi 3 août 2000, à 5 heures du matin, un air de fraîcheur modérée entre par la fenêtre à droite de mon e-book couleur mandarine, que j’ai baptisé(e) Mendy. Nous sommes ensemble depuis presque deux mois et je ne peux pas dire que nous ayons encore véritablement fait connaissance. Le traitement de texte qu’elle arbore, Microsoft word 98 édition Macintosh, m’a demandé un difficile apprentissage
1 1 1 à peine ébauché encore, je l’avoue
1 1 2 j’étais un vieux manipulateur de word 5, et je m’étais arrêté à cet état du logiciel, qui me donnait toute satisfaction, sur ma précédente machine, Madame Performa. En outre l’exemplaire de ce word là, dont j’ai fait l’acquisition
1 1 2 1 je n’avais guère le choix, à vrai dire, comme je le découvris au moment de l’achat
1 1 3 en même temps que de Mendy, bénéficie, si j’ose employer ce terme, d’un « bug »
1 1 3 1 le mot « bogue » que les offices de protection de la langue française me proposent comme alternative au mot anglais, ne me convainc pas : « bogue », introduit en langue française en 1555, venant du breton est
1 1 3 1 1 d’après le Petit Robert, éd. De 1970
1 1 3 2 « l’enveloppe pîqante de la châtaigne ».
1 1 3 1 2 Je préfère cette proposition orthographique, « pîqante », avec accent circonflexe et omission de « u » après « q », à la version officielle, comme mieux évocatrice de la propriété considérée
1 1 3 3 je ne vois pas de raison de le doubler d’un homonyme,
1 1 3 3 1 que le Petit Larousse compact édition 2000 explique en « Défaut de conception ou de réalisation d’un programme, se manifestant par des anomalies de fonctionnement » et à propos duquel il ajoute, sévère, quoique prudent « SYN. (anglic. déconseillé) : bug »
1 1 4 particulièrement agaçant : si, comme je viens de le faire, je décide
1 1 4 1 et cette décision, dans le cas présent, est uniquement destinée à me permettre la description fidèle de ce que je veux vous expliquer
1 1 4 1 1 je ne me fie pas à ma mémoire, de plus en plus incertaine, particulièrement en ce qui concerne les événements récents survenus dans le monde extérieur à mon crâne
1 1 4 1 1 1 ce qui ne veut pas dire qu’à l’intérieur, cela aille beaucoup mieux
1 1 5 de fermer le « document » que je viens d’inventer
1 1 5 1 et auquel j’ai donné le nom de Bav 00 w
1 1 5 1 1 j’expliquerai cette désignation incessamment sous peu
1 1 6 un message apparaît sur l’écran; dans un rectangle d’intérieur grisé, affublé d’un triangle jaune à gauche contenant un point d’exclamation menaçant et ostentatoire, et je lis ceci : « Voulez-vous enregistrer les modifications apportées à Bav 00 w ? »; jusqu’ici rien que de très habituel !
1 1 7 Le problème est qu’il ne m’est proposé aucune alternative
1 1 8 je ne peux pas faire autre chose que répondre à cette question péremptoirement posée ; on ne me dit pas « oui » (ou « ok »), « non » (ou « annuler »); « on » ne me dit rien. Je ne peux pas refuser de répondre, mais je ne peux répondre que « oui »; indirectement d’ailleurs, en appuyant sur la touche du clavier qui permet d’aller à la suite, si vous voyez ce que je veux dire
1 1 8 1 sinon, tant pis
1 1 9 Pierre Lusson, interrogé par téléphone, a ri
1 1 10 le vendeur de Mendy, interrogé par téléphone, a été agacé
1 1 11 j’en suis là, pour le moment
1 1 11 1 ce bug ou bogue de Mendy est d’autant plus étrange que le même word 98 transféré sur mon autre ordinateur, Alphonse, n’est pas affecté de la même maladie
1 1 11 1 1 sur ce point en tout cas
1 1 11 2 Alphonse est un « portable », sympathique mais lent. D’où son nom : « alors, tu fonces, Alphonse !? »
1 1 11 2 1 j’apprécie vivement cette survivance ou résurgence de la rime dans la langue de tous les jours, qui double un mot (un verbe le plus souvent) d’un prénom qui lui fait écho : « Tu parles, Charles », « Cool, Raoul », « A l’aise, Blaise », « Tranquille, Émile », sont les quatre exemples qui me viennent spontanément sous la plume
1 1 11 2 1 1 si j’ose m’exprimer ainsi
Jacques Roubaud, La Dissolution (NOUS, 2008, incipit, p. 9-11)