la fiction ment

La fiction éclaire comme une torche. Un crime demeurera toujours obscur. On arrête le coupable, on découvre son mobile, on le juge, on le condamne, et malgré tout demeure l’ombre, comme l’obscurité dans la cave d’une maison illuminée de soleil. L’imagination est un outil de connaissance, elle regarde de loin, elle plonge dans les détails comme si elle voulait explorer les atomes, elle triture le réel, elle l’étire jusqu’à la rupture, elle l’emporte avec elle dans ses déductions remplies d’axiomes qui par nature ne seront jamais démontrés.
Oui, mais la fiction ment. Elle comble les interstices d’imaginaire, de ragots, de diffamations qu’elle invente au fur et à mesure pour faire avancer le récit à coups de schlague. Elle est née de mauvaise foi, comme d’autres naissent bleus ou complètement idiots. D’ailleurs, elle est souvent bête. Quand la logique ralentit sa course, elle sait sauter l’intelligence comme un obstacle. Dans ces moments-là, elle l’ignore, ou même lui casse la tête d’un coup de poing désinvolte. Elle aime les sophismes tout autant que la grossièreté de Gargantua, scatologue invétéré comme son père. Des petits-bourgeois de Balzac, ladres, avides. De Homais, apothicaire, scientiste imbécile. De Madame Verdurin, femme vulgaire, fameuse cuistre. De tous ces mufles qui circulent patauds comme des pachydermes, dans des romans magnifiques, diamants qui passent les siècles et laissent pantois dans leurs tombes les habitants des passés qui se succèdent avec la régularité des rames d’un métro.
Dans ce livre, je m’enfonce dans un crime. Je le visite, je le photographie, je le filme, je l’enregistre, je le mixe, je le falsifie. Je suis romancier, je mens comme un meurtrier. Je ne respecte ni vivants, ni morts, ni leur réputation, ni la morale. Surtout pas la morale. Écrite par des bourgeois conformistes qui rêvent de médailles et de petits châteaux, la littérature est voyou. Elle avance, elle détruit. C’est son honneur, sa manière d’être honnête, de ne laisser derrière elle pierre sur pierre d’une histoire dont elle s’est servie pour bâtir un tout petit objet plein de pages, un fichier rempli d’octets, une histoire à lire dans son lit, ou debout sur un rocher face à l’océan comme un Chateaubriand égaré dans une image d’Épinal.
Je n’hésiterais pas à vous trancher le cou, si vous étiez une phrase qui me plaise et bonne à coucher dans une nouvelle mince comme mes remords de vous avoir trucidé. Je suis brave homme, vous pourriez me confier votre chat, mais l’écriture est une arme dont j’aime à me servir dans la foule. D’ailleurs, quand vous lui aurez appris à lire, elle tuera tout aussi bien votre chat.
Personne n’est jamais mort dans un roman. Car personne n’existe dedans. Les personnages sont des poupées remplies de mots, d’espaces, de virgules, à la peau de syntaxe. La mort les traverse de part en part, comme de l’air. Ils sont imaginaires, ils n’ont jamais existé. Ne croyez pas que cette histoire est réelle, c’est moi qui l’ai inventée. Si certains s’y reconnaissaient, qu’ils se fassent couler un bain. La tête sous l’eau, ils entendront leur cœur battre. Les phrases n’en ont pas. Ils seraient fous ceux qui se croiraient emprisonnés dans un livre.

Régis Jauffret, Sévère (Seuil, 2010, p. 7-9)

Tel est le beau préambule du dernier roman de Régis Jauffret. Quant au monologue qui suit, plein de mensonges imaginaires et de vérités éclatantes, il donne à la meurtrière une voix sèche, incisive et troublante.

J’ai été proche des hommes riches, ils me rassuraient. L’argent sent bon, ces types dégagent un parfum de banque d’affaires, de marbre rose, de tableaux de maître, de salons vastes comme un parvis, de lits frais dont chaque jour le personnel change les draps, de piscine chaude, fumante, surplombant la ville dans l’air glacé de décembre. Et les senteurs de kérosène dont on perçoit furtivement les effluves quand le jet s’arrache au tarmac, du cuir des berlines, et des dressings spacieux comme des boutiques, aux étagères chargées de cachemire, aux costumes de flanelle dans leur housse, aux chaussures italiennes bâties autour des répliques en plâtre de leurs pieds afin de ne pas les épuiser en séances d’essayage. Une odeur plus irrésistible encore que celle des phéromones qui précipitent de parfaits inconnus dans les bras l’un de l’autre. (p. 20)

à lire ou voir en ligne :
::: Hubert Artus, Rue89
::: Nelly Kapriélan, Les Inrocks
::: Didier Jacob, NouvelObs
::: Vincent Josse, France Inter