de profil même de face

DÉMÉNAGEMENT

Il a les clefs depuis hier, il vient d’emménager. Les murs sont les parois du crâne, il se le dit en regardant l’appartement qui ressemble à celui qu’il occupait juste avant. Le nouveau centre névralgique dorénavant, de ce qui est à venir.

Il a pris ses affaires, traversé le palier. Tout ce qu’il a accumulé au fil des années dans l’appartement d’en face. Toute la vie qu’il y a menée dans la construction lente, patiente, de lui-même. Savamment ou le croyant puisqu’il s’était alors agi de cela. De savoir. D’hémisphère gauche.

De perspectives à dresser, d’agencement. De réfléchir, peser le pour et le contre, recommencer, imaginer, d’investir mentalement, évaluer encore, avancer un pas puis l’autre en cherchant à ce que l’inconnu ne le soit pas tant que ça. D’où un pas puis l’autre.

Il a donc posé ses affaires, en plein milieu. Dans l’endroit qui ressemble apparemment au précédent, la disposition du lieu similaire, apparemment semblable mais non. Il cherche pourquoi non, ce qui diffère.

Indicible, qu’il ne trouve pas. Ce qui change qu’il sent pourtant, pas les détails. Un autre lieu.

Fondamentalement différent.

Il reste là. Déambule, ne pense rien. Cherche sans plus vraiment chercher. Avançant au hasard, dans la lumière qui se réfléchit sur le plancher. Répartissant, sans autre logique que celle qui lui vient, les objets qu’il a pris avec lui, dans le désordre apparent qui s’organise de lui-même.

Investir le lieu, ses affaires, qui il est lui, s’adaptant à l’endroit, fluide, malgré ce qu’il a pu croire. Dans ce lieu qui ressemble à l’ancien mais qui pourtant n’a rien à voir. Sans trop savoir en quoi rien à voir, sans plus le chercher non plus, il remarque.

Qui continue, une façon d’être, ancré, connecté. La justesse des mouvements effectués à l’avenant, la justesse qu’il sent. Cela qui change, il se le dit. Cela dont il est question maintenant, être là, ne pas savoir ce qui a changé mais le sentir. Qui change fondamentalement, à être dans la fluidité.

Maintenant, demain. Là, précisément, uniquement. Présent. Dans l’hémisphère droit.
(p. 52-53)

HISTOIRES TRISTES

Il est né.
Il a cherché sa voie.
Il ne l’a pas trouvée.
Il est mort.

Il est né.
Il s’est demandé toute sa vie pourquoi il était en vie.
Il est mort.

Il est né.
Il se croyait immortel.
Il est mort.

Il est né.
Il s’est réveillé tous les matins très heureux.
Il s’est couché tous les soirs un peu moins.
Il est mort.

Il est né.
Il est devenu de plus en plus négligé.
Il est mort.

Il est né.
Il a le plus souvent eu tort.
Il est mort.

Il est né.
Il n’a rien compris à ce qu’il se passait.
Il est mort.
(p. 60-61)

CE QUE J’AI CRU RÉEL DANS L’ANGOISSE, QUI S’EST AVÉRÉ FAUX AU FINAL

Mourir. Dans le camion des pompiers m’emmenant à l’hôpital, sans pouvoir revoir ma femme. Et ne pas pouvoir lui dire adieu.

Ne plus être capable de prendre le train pour retourner à Paris, après un week-end à Bruxelles, ne plus jamais pouvoir y retourner. Et devoir demander à quelqu’un de rapatrier mes affaires.

Décollement du poumon. Appendicite. Emphysème. Crise cardiaque. Rupture d’anévrisme. Diabète. Clostridium. Épuisement nerveux.

Croire, en rejoignant mon père au restaurant, que l’un de nous deux mourrait à l’instant où nous nous verrions.

Devoir repérer à l’avance, dans le métro, la personne à qui demander de l’aide si la crise devenait immobilisante, pour qu’elle m’aide à sortir des couloirs souterrains.

Ne plus pouvoir supporter une émotion forte, positive ou négative. Et devoir rester dans une stabilité émotionnelle forcée par une vie qui éviterait tout extrême.

Ne pas me retrouver au final, me perdre. Ne jamais retrouver la façon fluide que j’ai pourtant eu de fonctionner avant de connaître les crises de panique.
(p. 80-81)

Charly Delwart, L’homme de profil même de face (Seuil, Fiction & Cie, 2010)

Sous ce titre judicieux, un beau livre constitué de fragments mélancoliques d’histoires, et de nombreuses listes fort utiles à force d’inutilité comme :

« pitchs d’événements réel qui ne seraient pas crédibles s’il s’agissait de longs métrages »
« possiblement oui et à la fois pas vraiment »
« depuis quatre ans il passe ses séances d’analyse à »
« raisons pour lesquelles je ne regrette pas au final de ne pas exercer les professions voulues entre 5 et 8 ans »
« éléments qui font douter de la nouvelle fonction de cadre intégrée récemment »
« techniques de jardinage qui seraient condamnées pénalement si elles étaient pratiquées sur des humains »
« choses que mon fils qui a deux semaines peut faire, qui paraîtraient déplacées si je les faisais moi »
« clichés du monde du rap qui sont des motifs de licenciement en entreprise »
« choses que quelqu’un doit aimer s’il veut mener une vie de super-héros »
« légendes polynésiennes qui pourraient être des pitchs de mauvaises séries z »
et bien sûr « liste de listes possibles »

Charly Delwart est né en 1975 en Belgique. Il a publié aussi Le Circuit (Seuil, 2007).