la nature des temps
Puisqu’il est probable que le Goncourt lui sera décerné demain – tout à l’heure, de fait -, il est plus que temps de citer quelques passages d’un livre que j’ai plutôt aimé, qui à mon sens ne mérite ni les torrents d’éloges ni les déchaînements de haine qu’il suscite et qui a le grand mérite – comme tous les livres de Houellebecq – de s’attaquer de front à la nature – morose – des temps, de la société et de l’humanité d’aujourd’hui.
Jed n’était pas jeune, il ne l’avait à proprement parler jamais été ; mais il était un être humain relativement inexpérimenté. En matière d’êtres humains il ne connaissait que son père, et encore pas beaucoup. Cette fréquentation ne pouvait pas l’inciter à un grand optimisme, en matière de relations humaines. Pour ce qu’il avait pu en observer l’existence des hommes s’organisait autour du travail, qui occupait la plus grande partie de la vie, et s’accomplissait dans des organisations de dimension variable. À l’issue des années de travail s’ouvrait une période plus brève, marquée par le développement de différentes pathologies. Certains êtres humains, pendant la période la plus active de leur vie, tentaient en outre de s’associer dans des micro-regroupements, qualifiés de familles, ayant pour but la reproduction de l’espèce ; mais ces tentatives, le plus souvent, tournaient court, pour des raisons liées à la « nature des temps », se disait-il vaguement en partageant un expresso avec son amante (p. 104-105)
C’est comme ça que je vis, depuis des années. Le soleil se lève à neuf heures ; bon, le temps de se laver, de prendre des cafés, il est à peu près midi, il me reste quatre heures de jour à tenir, le plus souvent j’y parviens sans trop de dégâts. Mais au printemps c’est insupportable, les couchers de soleil sont interminables et magnifiques, c’est comme une espèce de putain d’opéra, il y a sans arrêt de nouvelles couleurs, de nouvelles lueurs, j’ai essayé une fois de rester ici tout le printemps et l’été et j’ai cru mourir, chaque soir j’étais au bord du suicide, avec cette nuit qui ne tombait jamais. Depuis, début avril, je vais en Thaïlande et j’y reste jusqu’à la fin août, début de journée six heures fin de journée six heures, c’est plus simple, équatorial, administratif, il fait une chaleur à crever mais la climatisation marche bien, c’est la morte-saison touristique, les bordels tournent au ralenti mais ils sont quand même ouverts et ça me va, ça me convient, les prestations restent excellentes ou très bonnes.
– Là, j’ai l’impression que vous jouez un peu votre propre rôle …
– Oui, c’est vrai » convint Houellebecq avec une spontanéité surprenante, « ce sont des choses qui ne m’intéressent plus beaucoup. Je vais arrêter bientôt de toute façon, je vais retourner dans le Loiret ; j’ai vécu mon enfance dans le Loiret, je faisais des cabanes en forêt, je pense que je peux retrouver une activité du même ordre. La chasse au ragondin ? » (p. 145-146)L’œuvre qui occupa les dernières années de la vie de Jed Martin peut ainsi être vue – c’est l’interprétation la plus immédiate – comme une méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine. Cette interprétation est cependant insuffisante à rendre compte du malaise qui nous saisit à voir ces pathétiques petites figurines de type Playmobil, perdues au milieu d’une cité futuriste abstraite et immense, cité qui elle-même s’effrite et se dissocie, puis semble peu à peu s’éparpiller dans l’immensité végétale qui s’étend à l’infini. Ce sentiment de désolation, aussi, qui s’empare de nous à mesure que les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre se délitent sous l’effet des intempéries, puis se décomposent et partent en lambeaux, semblant dans les dernières vidéos se faire le symbole de l’anéantissement généralisé de l’espèce humaine. Elles s’enfoncent, semblent un instant se débattre avant d’être étouffées par les couches superposées de plantes. Puis tout se calme, il n’y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total. (p. 428)
Michel Houellebecq, La carte et le territoire (Flammarion, 2010)
::: Site officiel : http://www.houellebecq.info
::: Entretien avec Sylvain Bourmeau (Mediapart, 7 parties, 8 septembre 2010)
::: Hubert Artus, « Michel Houellebecq peut-il rater le Goncourt ? » (Rue89, 7 novembre 2010)
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par Christine Genin, brigitte celerier. brigitte celerier a dit: RT @cgenin: la nature des temps | chronique d'un Goncourt annoncé | lignes de fuite | http://christinegenin.fr/blog/2010/11/la-nature-de … […]
Alors ça ! Je ne découvre que ce matin votre résurrection, chère Christine, grâce à votre commentaire chez l’ami PhA (je n’avais pas la bonne adresse). Et je m’en réjouis ! Amical salut d’un autre ressuscité.
(Chut ! Christine tient un blog mais elle ne veut pas que ça se sache.)
Moi aussi je vous (re)découvre grâce à l’anniversaire des Hublots. Une résurgence, c’est le terme usuel pour les sources, non ?
chuuuut !!! elle a retrouvé sa carte et est revenue sur son territoire
J’aime bien prendre la fuite, mais là je n’ai pas fait beaucoup de mystères : il y a tout de même un lien sur mon ancien blog qui mène ici.
Mon rythme de publication est certes devenu très nonchalant, mais en tout cas je vous lis très régulièrement !