shape of Universe©
Ce qu’ils en feront est une autre histoire. Connaître la forme de l’Univers, c’est pouvoir la tenir dans ses mains. Ils voudront donc du concret. Sur les plateaux de télévision, dans les talk-shows, les présentateurs, ahuris, me demanderont de dessiner, ou de mimer. Ça fera la une, schémas à l’appui. En marge des journaux, des images imprimées, ou des fonds d’écran, les vendeurs auront vite fait de concevoir leur merchandising : des tee-shirts, parfois humoristiques, des casquettes ou des autocollants. Mieux, ils se dépêcheront de fabriquer de petites sculptures de l’Univers, taillées dans le bois, moulées dans du plastique, de toutes les matières, tous les prix, en porte-clés ou presse-papier, à millions d’exemplaires. L’image m’échappera, et se banalisera. Ils auront l’impression d’avoir compris, seulement l’impression ; de même que les globes terrestres se sont massivement vendus au 19ème siècle sans que n’avance vraiment la conscience de vivre sur une petite planète. Ils auront chaque jour l’Univers devant leurs yeux, le verront pendre au rétroviseur d’un taxi, posé sur une étagère de bibelots, dans le salon ou la cuisine, ou qui sait, devenir le logo d’une grande marque. Shape of Universe© ! Ils n’hériteront que d’une image vidée de tout sens à force d’être photocopiée. Une forme démystifiée, tenue dans le creux d’une main, reléguée au rang d’objet. Pour n’en retenir qu’une, parmi l’infini des possibles, ils penseront même avoir fait un grand progrès. La forme de l’Univers rejoindra alors la masse des détails sous laquelle croule l’espèce. Parce qu’elle deviendra proche et disponible, on lui accordera un peu d’attention, au même titre qu’une nouvelle génération de téléphones portables. Elle intégrera les rayonnages. Nul besoin dans ces conditions de prendre du recul, ou de se méfier du trop de sens accordé à la profusion des détails insignifiants, puisque l’Univers lui-même deviendra un objet du quotidien. Cqfd. L’humanité triomphante pourra finir d’affirmer que, définitivement, il y a plus dans nos supermarchés et nos télévisions que dans votre ciel et vos étoiles réunies.
Le début aurait pu être différent, plus lyrique, et plus conforme aux clichés des découvertes scientifiques majeures. Quelque chose comme Eurêka ! Ce n’est pourtant pas aussi simple. Je ne suis pas Archimède, allongé dans sa baignoire, cogitant sur le volume d’eau déplacé. Comparé à mon sujet d’étude, je ne suis même qu’epsilon – du moins, je le pensais. Qu’est-ce qu’un corps, plongé ou non dans une baignoire, comparé aux dimensions de l’Univers ? Minuscule matière terrienne qui se confronte à la totalité, un bout de rien qui ose chercher ses réponses dans l’infiniment grand. La comparaison est indécente. Mais surtout, je ne suis pas Archimède cogitant sur l’eau, parce que je suis partie intégrante de ce sujet. L’eau ne me glisse pas dessus, je suis cette eau. Je fais partie de cet Univers qui s’observe et dont chacune des parois, physiques ou mentales, s’apparente à un miroir. En pensant le système, je me pense donc moi-même. Pour cette raison précise, j’ai longtemps cru impossible toute réponse autre que réflexive : mon cerveau ne pourra jamais s’abstraire physiquement de l’Univers pour mieux l’étudier du dehors.
Je ne suis pas dans une baignoire, mais dans un avion, long-courrier, entre Paris et Los Angeles. À vrai dire, ce n’est pas une mauvaise place pour un cosmologue. Du hublot (je m’arrange toujours pour être en hublot), surtout la nuit, j’ai tout le loisir de regarder l’éther. Le principe est le même que pour Archimède, s’approcher au mieux, se laisser envelopper par le fluide, et qui sait, retenir une idée de passage. Ce n’est pas à sa table de travail que l’on trouve les réponses, mais là-haut, le nez en l’air. D’un avion, on voit tout un monde, le nôtre. Les étoiles, les nuances du soleil couchant, les vortex de l’air au bout de l’aile, la courbure de la Terre déjà visible à dix mille mètres. En vol, il y a beaucoup d’occasions de réfléchir à ce qu’est une planète. Je ne perds d’ailleurs rien du spectacle. Je prends des photos numériques, de tous les angles, à toutes les heures, forçant au besoin les contrastes pour obtenir un résultat. Sur les vols les plus courts, je ne fais que ça. Plusieurs milliers de clichés du ciel, glanés au fil des vols, sont stockés sur le disque dur de mon ordinateur. Ils forment un atlas d’aplats colorés, roses vaporeux, noirs lumineux, dégradés subtils de bleu nuit, et les soirs de chance, mauve électrique d’une aurore boréale. Quand le ciel s’avère décevant, au contraire, je baisse les yeux. Ce sont alors les textures et les contours qui retiennent mon attention. Les côtes revêtent bien sûr un charme particulier, chacune dessinée avec minutie, selon des motifs qu’il faudrait pouvoir toucher jusqu’au moindre galet, la moindre vaguelette, pour pouvoir en mesurer la complexité. Ce n’est jamais répétitif. Un même rivage, pris depuis le même angle, peut par exemple changer du tout au tout (qu’une pierre bouge, c’est suffisant). Suivant l’altitude, le sol gagne ou perd en relief, et force l’œil à se concentrer tantôt sur le dessin d’ensemble – rectangles champêtres, cercles urbains concentriques, routes ou cours d’eau – tantôt sur la profondeur du terrain, avec ses crevasses, ses ridules et ses sommets. Quand les nuages ne m’en empêchent pas, je cherche ainsi à repérer l’instant peu après le décollage où, du hublot, je vois le paysage s’aplatir, et devenir carte. Je profite de chaque variante de ciel ou de terre pour imaginer de nouvelles pistes, de nouvelles formes. Ce sont des moments intenses. Intrigué, mon voisin de fauteuil se penche parfois vers le hublot, s’immisce, pensant que j’ai repéré quelque chose d’extraordinaire (un Ovni ?) ; avant de se rasseoir, déçu, convaincu d’avoir simplement affaire au baptême de l’air d’un grand gosse.
Je prends très souvent l’avion, au contraire. Archimède avait l’eau, j’ai le ciel. Je ne dis jamais non à un déplacement. Dans mon métier, les sollicitations sont fréquentes, ça me convient. Malgré les désagréments, l’air confiné des cabines, la nourriture répétitive, et mes longues jambes qui ont trop appris à se recroqueviller (même dans un large fauteuil, je me regroupe), j’adore ça : une vie d’allers-retours entre les différents points du globe, centres de recherche, laboratoires, et l’atmosphère pour seule transition. Une existence entre parenthèses, comme rêvée, très loin du bruit du monde et des pesanteurs du quotidien, affranchie de cette gravité propre à l’espèce humaine. Je sais, par mes rares incursions dans le monde réel, que je ne perds pas grand-chose en esquivant l’affairement des villes et de leurs habitants. Là-haut, entre deux aéroports, j’ai ma tranquillité. Une place dans un avion, même petite, près d’un hublot, est sans doute la meilleure des chambres que j’aurais pu me trouver.Tarek Issaoui, Bleu univers (Scali, 2007, p. 8-12)
Telles sont les premières pages de ce deuxième roman beau et original, dans lequel un mathématicien génial qui a découvert quelle est la forme de l’univers se demande s’il doit publier sa découverte ou choisir la fuite. Cette aventure très cérébrale sert de prétexte à une réflexion passionnante sur la solitude des hommes, l’obsession scientifique et l’universalité des formes – celles de l’art et celles du monde.
Tarek Issaoui a 33 ans. Il est l’auteur d’un premier roman, J’ai (Stock, 2003). De formation scientifique, il a aussi été trader et journaliste économique et financier, et vient de reprendre une activité dans une grande banque internationale.