je ritualise l’indicible
Sur la table blanche avec ses rallonges, il y avait, au milieu des autres cadeaux de Noël de mon frère, le cinématographe avec sa cheminée recourbée, son élégante lentille de cuivre et le dispositif pour les rouleaux de films.
Ma décision fut immédiate, j’ai réveillé mon frère et je lui ai proposé une affaire. Je lui offrais mes cent soldats de plomb contre son cinématographe. Comme Dag avait une grande armée et qu’il était toujours impliqué dans des activités guerrières avec ses amis, l’accord fut conclu à la satisfaction des deux parties. Le cinématographe était à moi.
Ce n’était pas une machine compliquée. Comme source de lumière il y avait une lampe à pétrole et la manivelle était reliée à une roue dentée et une croix de Malte. Au fond de la boîte en tôle : un simple miroir. Derrière la lentille : un dispositif pour des projections en couleurs. Une boîte violette rectangulaire accompagnait l’appareil. Elle contenait, d’une part, quelques images sur verre et, d’autre part, un bout de film sépia (35 mm). Il mesurait à peu près trois mètres et il avait été collé pour former une boucle qui tournait sans fin. Il était indiqué sur le couvercle que le film s’appelait « Frau Holle ». Qui était cette « Frau Holle », personne ne le savait, mais il s’avéra plus tard qu’elle était un équivalent populaire de la déesse de l’amour dans les pays méditerranéens.
Le lendemain matin, je me retirai dans l’immense penderie attenante à la chambre des enfants, je posai l’appareil sur une caisse, j’allumai la lampe à pétrole et je dirigeai le faisceau de lumière sur le mur peint en blanc. Puis, je chargeai le film.
L’image d’un pré apparut sur le mur. Sur ce pré, une jeune femme dormait dans une robe apparemment folklorique. Quand je tournai la manivelle (il m’est impossible d’expliquer ça, je ne trouve pas de mots pour décrire mon excitation, mais je peux, à n’importe quel moment, me rappeler l’odeur du métal chaud, de l’antimite et de la poussière dans la penderie, la manivelle dans ma main et ce rectangle qui tremblotait sur le mur).
Je tournais la manivelle, la fille se réveillait, elle s’asseyait, elle se levait lentement, elle étendait les bras, elle se retournait et disparaissait à droite. Si je continuais à tourner la manivelle, la fille était de nouveau couchée, elle se réveillait et elle refaisait exactement les mêmes gestes.
Elle bougeait. (p. 29-30)
Comme je porte en moi un continuel tumulte qu’il me faut surveiller, l’imprévu, l’imprévisible m’angoissent. Exercer mon métier devient ainsi une pédante organisation de l’indicible. Je transmets, j’organise, je ritualise l’indicible. Certains metteurs en scène matérialisent leur propre chaos et de ce chaos ils créent, dans le meilleur des cas, une représentation. J’ai horreur de cette sorte d’amateurisme. Je ne participe pas au drame, je le traduis, je le matérialise. Ce qui compte le plus pour moi, c’est de ne laisser aucune place à mes propres complications, elles ne peuvent être qu’une clef qui ouvrira les secrets du texte ou l’impulsion qui mettra en branle la créativité des comédiens. La répétition, c’est selon moi une opération chirurgicale dans un lieu aménagé à cet effet où règnent discipline, propreté, lumière et calme. Une répétition, c’est du travail bien fait, pas une thérapie privée pour metteur en scène et comédiens. (p. 50-51)
Le rythme de mes films, je le conçois en écrivant le scénario, à ma table de travail, et il naît devant la caméra. Toute forme d’improvisation m’est étrangère. S’il m’arrive parfois d’être obligé de prendre des décisions sans avoir le temps de réfléchir, je transpire et je me fige de peur. Faire un film, c’est pour moi planifier une illusion dans le moindre détail, c’est le reflet d’une réalité qui, au fur et à mesure que s’écoule ma vie, me paraît elle-même de plus en plus illusoire.
Le film, quand ce n’est pas un documentaire, est un rêve. C’est pourquoi Tarkovski est le plus grand de tous. Il se déplace dans l’espace des rêves avec évidence, il n’explique rien, d’ailleurs, que pourrait-il expliquer ? C’est un visionnaire qui a réussi à mettre en scène ses visions grâce au média qui est le plus lourd, mais aussi le plus souple de tous. J’ai frappé toute ma vie à la porte de ces lieux où lui se déplace avec tant d’évidence. Quelques rares fois seulement, je suis arrivé à m’y glisser. La plupart de mes efforts conscients ont abouti à des échecs gênants : L’Œuf du serpent, Le Lien, Face à face et ainsi de suite.
Fellini, Kurosawa et Bunuel circulent dans les mêmes quartiers que Tarkovski. Antonioni était sur le bon chemin, mais il s’est perdu, étouffé par son propre ennui. Méliès s’est toujours trouvé là, sans jamais y penser. Seulement, lui, c’était un magicien de métier.
Le cinéma en tant que rêve, le cinéma en tant que musique. Aucun art ne traverse, comme le cinéma, directement notre conscience diurne pour toucher à nos sentiments, au fond de la chambre crépusculaire de notre âme. Une petite misère de notre nerf optique, un choc, vingt-quatre images lumineuses par seconde, entre ces images, le noir, mais notre nerf optique n’enregistre pas le noir. Lorsque je suis à la table de montage et que je passe le film, image après image, je ressens encore la vertigineuse magie de mon enfance : je suis dans la penderie, je tourne lentement la manivelle, l’une après l’autre, je fais passer les images, j’enregistre en moi-même les imperceptibles changements, je tourne plus vite la manivelle et voilà un geste.
Qu’elles se taisent ou qu’elles parlent, ces ombres s’adressent directement à la chambre qui est en moi la plus secrète. L’odeur du métal chaud, l’image qui vacille, qui scintille, le cliquetis de la croix de Malte, la manivelle dans ma main. (p. 102-103)
Ingmar Bergman, Laterna magica, 1987, traduit du suédois par C.G. Bjurström et Lucie Albertini (Gallimard, Folio, 1991)
Ingmar Bergman est mort hier. C’est l’occasion de lire sa belle autobiographie (même si, concernant Antonioni, je ne suis pas d’accord avec lui).