une oeuvre unique

Quelques lignes plus bas, Joseph Ledoux compare un cerveau en activité à « un grand cocktail pendant une soirée, où des centaines de personnes se tiennent debout et discutent entre elles » (p. 67). Comme dans un cocktail mondain, les groupes se font et se défont, certains arrivent d’autres s’en vont. Notre cerveau est en effet non seulement complexe mais aussi extrêmement mobile et changeant : c’est la plasticité neuronale, l’extraordinaire capacité du cerveau humain à se modifier dans sa structure ou sa fonction à la suite de blessures, au cours de son développement, et surtout au fil de l’expérience.

On a découvert cette propriété d’abord concernant la plasticité postlésionnelle, en remarquant que le cerveau était capable de se réparer ou de réaffecter à certaines taches des zones qui ne leur étaient pas dévolues après une blessure, une hémorragie, une opération.
Les scientifiques se sont alors penchés sur le modelage des connexions neuronales durant le développement de l’embryon puis de l’enfant : la plasticité est grande là aussi. L’homme est le mammifère dont à la naissance le cerveau est le moins fini (son poids est de 30% de celui du cerveau adulte, contre 75% chez le singe), ce qui permet à chaque enfant de devenir un homme différent.
Enfin et surtout, la modification des connexions neuronales se poursuit durant toute la vie, et ce jusqu’à la mort. On a longtemps cru que l’homme perdait peu à peu des neurones : on pense maintenant qu’il n’en est rien, et même que des neurones peuvent apparaître à tout âge. Durant toute la vie et au fil des expériences, se modifient et se recomposent, surtout, les connexions et les groupements entre neurones :

Si une synapse appartient à un circuit souvent utilisé, elle tend à augmenter de volume, sa perméabilité devient plus grande et son efficacité augmente. À l’inverse, une synapse peu utilisée tend à devenir moins efficace. La théorie de l’efficacité synaptique permet donc d’expliquer le modelage progressif d’un cerveau sous l’influence de l’expérience de l’individu qui le porte jusqu’à pouvoir, en principe, rendre compte des caractéristiques et particularités individuelles de chaque cerveau. Nous avons déjà parlé de ce mécanisme d’individuation qui fait de chaque cerveau un objet unique en dépit de son appartenance à un modèle commun. […]
La plasticité synaptique survenant au cours de l’apprentissage, au cours du développement comme à l’âge adulte, sculpte le cerveau de chacun de nous. L’éducation, l’expérience, l’enchaînement font de chaque cerveau une oeuvre unique.
(Marc Jeannerod, « Voir le cerveau fonctionner », Le cerveau intime, Odile Jacob, 2002, p. 63 et p. 66)