une barrière insurmontable

Ne sachant que faire le soir, j’ai relu ce journal, et il m’a passablement amusé. Si ceux dont je parle le lisaient, aucun ne serait content. Cependant aucun n’écrirait autrement sur ses amis, s’il écrivait pour lui-même. En le commençant je me suis fait une loi d’écrire tout ce que j’éprouverais. Je l’ai observée, cette loi, du mieux que j’ai pu, et cependant telle est l’influence de l’habitude de parler pour la galerie que quelquefois je ne l’ai pas complètement observée. Bizarre espèce humaine ! qui ne peut jamais être complètement indépendante ! Les autres sont les autres, on ne fera jamais qu’ils soient soi. Ce journal, cet espèce de secret ignoré de tout le monde, cet auditeur si discret que je suis sûr de retrouver tous les soirs, est devenu pour moi une sensation dont j’ai une sorte de besoin ; je ne lui confie toutefois pas tout, mais j’y écris assez pour y retrouver mes impressions et pour me les retracer quand je n’ai rien de mieux à faire. Les autres sont-ils ce que je suis ? Je l’ignore. Certainement, si je me montrais à eux ce que je suis, ils me croiraient fou. Mais s’ils se montraient à moi ce qu’ils sont, peut-être les croirais-je fous aussi. Il y a entre nous et ce qui n’est pas nous une barrière insurmontable. On met un caractère, comme on met un habit, pour recevoir.

Benjamin Constant, Journal, 27 frimaire an XIII (18 décembre 1804) (Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 428)