pour goûter le pixel

flocon_calvo.jpg

Mes actes sont ceux d’un robot mal programmé qui aurait trouvé la faille de son système, qui se serait reprogrammé pour atteindre ce que les humains ne peuvent toucher du doigt. J’ai atterri dans cet enfer pour trouver quelque chose, un trésor que personne ne voit, dont personne ne connaît l’emplacement, mais dont je capte les vibrations. Quelque chose va se passer. Je ne sais pas quoi. Un tremblement de terre, une explosion, une invasion. Je suis peut-être le déclencheur, moi, l’observateur. Peut-être suis-je le nombril de ce monde qui me ressemble tant, qui ressemble à ma tête, aux cartes folles que je trace contre mes mondes imaginaires. Je ne suis pas venu ici pour rien, c’est une impulsion, un réflexe de survie. J’ai fait Reset. (p. 23-24)

L’image que j’ai de ce lieu, après toutes ces années à l’avoir vu dans mon téléviseur, est-elle si différente de la réalité. Nous connaissons par cœur les signes de notre civilisation, mais nous sommes incapables de nommer les arbres. Je suis l’enfant de tous les héros de cette ville.
Quand je vois, toutes les informations consécutives sont transmises à mon cerveau par vibration électrique dans le nerf optique. Analogie avec les vibrations électriques dans le câble d’une télévision : je suis une télévision, mon ventre est un magnétoscope, il ne s’agit plus de science-fiction, j’enregistre, je régurgite, je suis réel, j’existe, je suis là aujourd’hui. (p. 27-28)

Maintenant, je suis seul. Tout ce qui est là, dehors, est instrumental. Tout est là pour moi. En plissant les veux, je peux voir la grille partout. Lumineuse. Constellée d’informations, de nodes et de propositions. Elle s’adapte à mes besoins, je la plie pour en tirer le jus. Avec toutes ces choses, je dois recomposer une histoire, tout est lié, tous ces gens se sont croisés, à des intervalles différents. Tous ont croisé le chemin de la Corporation ou de l’Institut. Tous avaient été témoins du même événement : la fragmentation de notre univers. Le vrai et le faux n’ont plus d’importance. Nous sommes dans le plus faux que le faux. Deux négatifs qui donnent un positif. C’est ainsi. Nous avons excédé nos limites, et je suis le seul à pouvoir en tirer quelque chose. J’espère sincèrement me tromper. Cette immortalité me tuera. je ne pourrai pas supporter la solitude. Je n’ai pas de tour où m’enfermer, je ne veux pas être le Sauron de ce monde. (p. 239)

Se pourrait-il que l’Occident tout entier soit condamné ? Je me plais à imaginer que, leurs principes et les puissantes nouvelles religions les empêchant de redevenir des colons, l’occident voudra accomplir sa soif de conquête dans des univers mieux maîtrisés. Cette virtualité que se crée l’occident est notre avenir. C’est très beau d’imaginer un peuple tout entier victime de sa propre création, son utopie de pixels devenue seule raison de vivre, son utopie de marques, de culture, de personnages. J’imagine ces nouveaux conquérants, venus piller les restes de notre décadence, qui trouveront ces humains béats de plaisirs, des casques sur les oreilles, la tête sur leurs bureaux, devant des écrans aux couleurs chamarrées. Je ne sais même pas s’ils prendront la peine de nous exécuter. Ils nous laisseront peut-être là, et profiteront de nos sécrétions pour taire des sérums, des baumes ou des recettes, toute notre salive et nos déchets, nos cacas de nez et notre sperme, elle leur servira à mettre en place une nouvelle économie. Je nous imagine tous, penchés sur nos machines, nos corps désarticulés à la merci du premier point de vue. Un continent tout entier, absent de son corps, enfui dans un monde où les pixels deviennent matière. Un monde où tu pourrais être qui tu veux, sans être esclave de tes gènes, de la carte organique. (p. 241)

La réalité virtuelle est une extension de notre imaginaire, et pour nous sauver de ce qu’ils nous font, nous devons la faire entrer dans le monde. C’est ainsi que nous combattrons. C’est ainsi que nous deviendrons des hommes. Nous n’avons besoin que de nos yeux, de nos oreilles. Nos sens vont devenir des armes. Je le sais maintenant, je suis le héraut de ce monde-là, celui que nos anciens craignent tant : le règne du moment présent. (p. 242)

Ce quartier me pleure, il sait qu’une fois que j’aurai tourné à ce coin de rue, il cessera d’être pour redevenir bouillie d’informations. Je viendrai le recomposer plus tard. Pour me signifier sa tristesse, il se fragmente en constellations d’atomes, de formes géométriques. Pixellisé, il pleut. Ce n’est pas la cendre des ruines fumantes d’un monde détruit par Godzilla. C’est la matière même qui se désagrège, qui tombe sur nos yeux fatigués. Je les entends déjà crier, les gens normaux, les simples joueurs, qui ne savent pas. Ils disent qu’il neige, ils lèvent les bras vers le ciel. Ce que je vois, moi, c’est le pixel, une pluie, scintillations, pépiements. J’entends les bruits d’oiseaux exotiques, toute la ville qui soupire. Combien sommes-nous aujourd’hui à la voir, cette neige artificielle, la réflexion du soleil sur les fragments du monde ? Je ne serai plus jamais passif. Je sais que je peux interagir. Mes doigts levés, comme pour dicter ma volonté à la fabrique de cette réalité, je pianote une dernière séquence. J’apprends à programmer ce flux, comme si j’avais toujours connu son langage. Il se calque sur mes résonnances, tous ces sons que j’ai emmagasinés, je les accorde, je le fais chanter, moi, le chef d’orchestre. Une galaxie de points se dessine lentement, carrés clignotants, multicolores. Ils sont striés de lignes, composés de carrés. L’ensemble trace une image dans le ciel, sur les bâtiments, sur la rue, à mes pieds. La copie d’une chute de neige, de plus en plus fine. Je tends la main pour décrocher un faux flocon. Elle ne fond pas dans ma main, je peux la voir, un long tube terminé par deux étoiles, les hélices qui lui servent à chuter. Ces minuscules hélicoptères pleuvent et se désintègrent. Elles sont merveilleuses, ces pastilles blanches, elles sont nos meilleures amies. Elles ne connaissent pas le mal, elles se contentent de tomber, de flotter et de composer la dentelle qui crisse sous nos pas. Il ne se passera rien de plus, l’évidence de la banalité, la nature qui se copie elle-même, pour la première fois, avec la même intensité. Je tends la langue, pour goûter le pixel. (p. 244)

David Calvo, Minuscules flocons de neige depuis dix minutes (Les moutons électriques, 2006)