tout autre que je ne suis

Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu’on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d’oublier au moins quelqu’une, suffit pour m’intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle ; car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un. Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage : sachant mieux ce qu’il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu’ils disent ; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu’on juge de celui qui tombe là des nues : il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours : quand on vous parle, il faut répondre ; et si l’on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m’eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l’obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement ; mais c’est assez qu’il faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise infailliblement.
Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire quand je n’ai rien à dire, c’est alors que, pour payer plus tôt ma dette, j’ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j’en pourrais citer, j’en prends un qui n’est pas de ma jeunesse, mais d’un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j’en aurais pris l’aisance et le ton, si la chose eût été possible. (…)
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger : d’autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu’une occasion particulière a fait naître, n’est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu’on m’a vu faire, et qu’on attribue à une humeur sauvage que je n’ai point. J’aimerais la société comme un autre, si je n’étais sûr de m’y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n’aurait jamais su ce que je valais, on ne l’aurait pas soupçonné même ; (…)

Jean-Jacques Rousseau (Confessions, III, Gallimard, Pléiade, 1959, p. 115-116)