soustraction du sens

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Dans Logique du sens, Deleuze expliquait que le sens ne serait pas quelque chose de planqué qu’il s’agirait de débusquer. Il n’y a pas de dévoilement à opérer, parce qu’il n’y a rien à dévoiler. Le sens n’est tapi nulle part ; n’attend pas qu’on vienne le chercher. Il ne précède pas le texte – n’en constitue ni l’arrière fond ni le programme. Le sens est production, c’est-à-dire qu’il s’élabore au fil de l’écriture, dans des directions hétéroclites, souvent à l’insu de l’auteur lui-même. L’interprétation – le sens qu’on assigne à un texte – intervient certes en cours de processus (du moins en partie pour l’auteur), mais surtout lors de son achèvement – interprétation qui est le fait du lecteur, du commentateur, du critique.
Pour aller vite, on peut diviser les écrivains en deux catégories. Ceux pour qui le sens doit précéder l’écriture ; pour qui le roman est avant tout usine à message. Cette pulsion autoritaire (il s’agit bien de cadenasser d’avance le texte) trouve souvent sa limite avec l’intervention du lecteur, cet intrus, dont l’interprétation peut contredire les assignations de l’auteur. Le cas échéant, l’auteur se plaindra de : 1) la cuistrerie du lecteur ; 2) la mauvaise compréhension de son œuvre ; 3) la trahison du sens. La deuxième catégorie d’écrivains laisse sa chance au produit. Non pas délivrer un sens avant même d’avoir écrit ; non pas tordre le texte en fonction du sens à assigner : mais autoriser le texte en cours d’écriture à produire du sens – quitte à ce que cette production lui échappe. En d’autres termes : maintenir les possibles.
Pour aller plus loin, disons que puisque le sens finira toujours par être produit, avec ou sans l’assentiment de l’auteur, autant envisager l’écriture comme une opération de soustraction du sens. Ce qui veut dire retirer tout ce qui va dans le sens de la clôture.
Il y aurait à cela deux obstacles : le premier tient à la tentation utilitariste qui demande au roman, s’il n’est pas agréable, d’être a tout le moins utile. Le second est dans le roman lui-même (dans sa version classique), qui déroule une histoire et s’achemine donc vers sa clôture. Une mécanique est mise en place que seules les péripéties pourraient venir contrecarrer, rendre hasardeuse (le héros va-t-il s’en tirer ? Oui, si l’auteur n’invente pas une énième péripétie, qui sera cette fois trop lourde à encaisser et qui aura raison de la liberté du personnage).
La tradition moderne inventera autre chose : au lieu de dérouler une histoire, elle la dépliera (à la façon de Faulkner dans Le Bruit et La Fureur). Elle inventera un rapport au temps qui permettra de passer d’une date à une autre, d’une heure à une autre, brisant tout lien de nécessité. Ou qui en tout cas empêchera que le lecteur s’y accroche comme un noyé à la première branche qui pend. Claude Simon, par exemple, intitule un chapitre de L’Acacia « 1982-1945 ». Ce faisant, les auteurs de la modernité parviennent à faire que le roman se glisse par un trou de souris, et débouche ou découvre des espaces infinis. Qu’il arpente et n’a pas fini d’arpenter, le sens n’étant plus dicté par la langue qu’il parle (comme dans le roman classique prisonnier de sa forme). Où le sens serait plutôt inventé par la langue installée dans l’ouvert. Cet ouvert n’est pas une chose acquise, mais bien une chose à conquérir toujours. Il ne s’oppose pas à un fermé, il est plein dehors.
Voilà peut-être la leçon d’écrivains comme Claude Simon et Juan Benet : la clôture du sens ou la clôture par le sens sont renvoyés hors de l’œuvre, dans l’espace-temps où le livre sera médité par le lecteur désireux de comprendre ce qu’il a lu à partir du point de totalité qu’il aura gagné. Comme on atteint un panorama, un belvédère. Et il y parviendra (chacun se constitue un parcours, comme après une projection de Mulholland Drive) bon an mal an, sans s’en rendre compte – il faut du temps avant de comprendre cela : que la lecture a tenu sans ce belvédère, sans cette mise en perspective. La matière du livre, de chaque page, suffisant à embarquer le lecteur. Non que ces pages ou ces passages soient autonomes. Mais déconnectés de la perspective – ce que Proust avait déjà fait à coup de phrases si longues qu’il transformait tout lecteur en explorateur myope de son œuvre – ils proposent, ces passages, une épaisseur ou une richesse de signifiants que la perspective n’est pas encore venue réduire, instrumentaliser. Moment magique mimé par Proust lorsque le narrateur se réveille et met du temps à ordonner ses perceptions. Le réveil contre la clôture : voilà où on voulait en venir.

Collectif Inculte, « Soustraction du sens », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 113-115)