écrire fait aussi passer les minutes

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Après l’avoir écouté avec jubilation lire aux Jeudis de l’Oulipo sa version de « La cimaise et la fraction », je viens de terminer le roman d’Hervé Le Tellier, Je m’attache très facilement (Mille et une nuits, 2007). Le titre est emprunté à Romain Gary et l’histoire, nous dit la quatrième de couverture, est « le récit clinique de trois jours d’une Bérézina amoureuse », avec comme fil conducteur, sur le mode burlesque, le problème de l’âge de « notre héros » (auquel on s’attache très facilement !) :

Il convient, en ce début du récit, d’en dire un peu plus sur notre héros. Il va avoir cinquante ans. Il n’y a pas cinquante façons d’aborder la cinquantaine. Il y en a deux : dans la première, on se persuade que l’on est encore jeune ; dans la seconde, on se plaint d’être déjà vieux. Notre héros devrait refuser les deux, l’une par réalisme, l’autre par un acte de volonté inouï, mais il se contente d’un obstiné mouvement de balancier, selon les matins et les soirs. Il n’a pas tout à fait tort : après tout, dans dix ans, son taux de testostérone commencera sans doute à baisser, et en l’absence de béquilles médicamenteuses, cette question définitionnelle pourrait être définitivement réglée. Il suffira de dire que, si ce ne sont pas ses premières vieilles années, ce sont du moins ses dernières jeunes années. (p.10-11)

Une lectrice (ou un lecteur) se tromperait en imaginant le texte nouveau moins sincère que le premier jet, dont il ne diffère que par des détails. Au contraire, sur son clavier, notre héros précise sa pensée, il ajuste les mots pour tenter de cerner au plus près ses sentiments. Les phrases expulsent aussi le tragique, et il n’est pas mécontent du rôle salvateur qu’il leur fait jouer. Si notre héros avait conservé mémoire de ses lectures anciennes, il se souviendrait qu’Aristote déjà dans sa Poétique baptise « catharsis » cette purge des passions par l’exercice d’un art.
Certes.
Plus prosaïquement, écrire fait aussi passer les minutes, ce qui n’est pas peu. (p. 39-40)

Il a toujours dix-sept ans. Mais jusqu’à quel âge, bon dieu, aura-t-il dix-sept ans ? Pourquoi son cœur ne vieillit-il pas comme sa peau, comme ses yeux ? Souffrira-t-il encore, dans dix ans, dans vingt ans, de passions qu’il ne pourra même plus espérer vivre ? Est-ce un signe de force, de faiblesse, de folie, de ne pas parvenir à vieillir ?
À ce jour, les réponses manquent. (p. 74)

Assis dans la voiture, très vite, trop vite, il écrit un petit poème sur son carnet de poche noir. Car, à ses heures, notre héros poétise. Il y possède un petit talent, et compense ses faiblesses stylistiques et l’approximation technique par un sens aigu de l’autodérision et une touchante simplicité. Son poème commence par :
Au coin de la A32,
et de la S70
ce qui en fait sans doute l’une des seules poésies en langue française où le chiffre 2 appelle une rime en « eux » : ce sera « amoureux » , ou « malheureux », ou les deux.
Résumons-le ici brièvement : notre héros y explique en vers de mirliton que 1) bien que blessé, il ne se résigne pas, 2) qu’il garde l’espoir de revoir notre héroïne à Paris. Une parabole météorologique conclut le poème avec une rime en « onde », qui n’est ni « blonde » ni « monde ».
Notre héros recopie son poème, d’une écriture fine, serrée, puis il déchire la page avec précaution et la range dans la poche de sa chemise, sans la plier. (p. 85-86)

Elle a trente ans, c’est presque vingt. Lui cinquante, autant dire soixante. Qu’il inverse cette logique morbide et tous deux auraient le même âge, mais l’heure n’est pas à l’optimisme. Il courbe l’échine devant l’absurde superstition du chiffre des dizaines. Lorsqu’il plonge dans cet état de liquéfaction mentale, d’abattement, notre héros se sent vieux à faner les fleurs rien qu’en les touchant. (p. 101)

Hervé Le Tellier est né en 1957.
Il est mathématicien, linguiste, journaliste, et membre de l’Oulipo depuis 1992.

Quelques critiques sur le site de l’Oulipo
– Un portrait de Martine Laval dans Télérama, 7 février 2007.