pauvre cosmonaute sans exercice

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Quel était ce souvenir qui venait sourdre ainsi ? Quel était l’impossible passé commun auquel il paraissait se référer ? C’était quelque chose qui semblait venir du fond des âges, quelque chose de puissant et de gourd, et qui l’envahissait. Qui l’aspirait, comme si soudain on l’invitait à remonter la chaîne du temps, comme si on l’obligeait à s’engouffrer des milliards d’années en arrière. (p. 38)

De façon générale, sans que je puisse entièrement m’expliquer le sentiment difficile qui m’enveloppe alors, ce qui, brutalement, par une association d’idées dont je ne saisis pas même toutes les implications, me renvoie à l’enfance (ou, plus largement, à des temps qui me paraissent très anciens) me procure aussitôt une sensation malaisée dont je peine à comprendre exactement la cause. Il y a, je crois, à cette expérience par où certains lieux ou certains objets ont la capacité soudain de vous projeter en des temps anachroniques, quelque chose de proprement fantastique ; une impossible propulsion en arrière dans la chaîne du temps, dont tout à coup on fait l’épreuve, projeté malgré soi à des années de distance, arraché à sa propre contemporanéité, dont le savoir pourtant persiste conjointement au trajet temporel auquel on est sujet et dont le mouvement a bien, si l’on y songe, de quoi désarçonner.

Ces trajets temporels, j’y suis toujours mal préparée, pauvre cosmonaute sans exercice et bien encombrée en ce qui concerne la pratique du temps, matière en quoi, je ne sais pas pour vous, mais en tout cas pour ma part, je ne suis pas fortiche (par exemple, j’aime toujours qui j’ai quitté d’un amour identique et constant ; je ne comprends pas bien l’idée de deuil en ce qui concerne les vivants – et bien que je ne sois guère plus douée pour les autres ; et à la fois, oui, je vais de l’avant comme je peux, je sais que les temps changent – ce qui m’est aussi parfois et assez normalement une source de regret). Ces trajets me donnent en somme le mal de mer et je suis toute retournée devant les flamants roses, qui me renvoient à cette enfance indistincte où avec mon petit appareil automatique j’avais cru bon de les photographier comme des choses jolies à montrer au retour de mon voyage.

Peut-être s’ajoute-t-il a cette expérience presque paranormale, et dont le caractère pour ainsi dire magique me fait chavirer, le fait que je ne sais pas très bien ce qui demeure de celle qui posait pour la première fois ses yeux sur ces silhouettes graciles. J’éprouve, au moment même où la réalité que je considère semble se confondre avec un spectacle ancien et sans doute analogue, la certitude confuse qu’il n’y a, entre ce moi contemporain et ce dont je me souviens de cette petite fille, plus rien de commun. Plus rien, ou alors si, ce goût des fables que l’on se raconte, le désir d’écrire, précis et enfoui à la fois, ancré dans l’enfance (je me souviens que c’est un désir que je me formulais souvent en marchant), et qui est peut-être le seul lien continu que j’entretiens avec moi-même. (p. 77-78)

Christine Montalbetti, Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007)

Dans ces nouvelles atypiques, Christine Montalbetti ne renonce pas aux incises, digressions, parenthèses, adresses au lecteur qui font le charme très proustien de ses récits plus longs.

Christine Montalbetti est née le 13 juillet 1965 au Havre ; elle est maître de conférence en littérature française à Paris VIII, et l’auteur auteur d’essais littéraires :
Images du lecteur dans les textes (Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1992)
La digression dans le récit (Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1994)
Le voyage, le Monde et la bibliothèque (Presses Universitaires de France, « Écritures », 1997)
Gérard Genette, une poétique ouverte (Bertrand-Lacoste, « Références », 1998)

Elle a publié auparavant quatre romans ou récits :
Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine (POL, 2001)
L’origine de l’homme (POL, 2002)
Expérience de la campagne (POL, 2005)
Western (POL, 2005)

On peut en ligne l’écouter se lire ou lire un de ses articles critiques : « Narrataire et lecteur : deux instances autonomes », Cahiers de narratologie, 11, 2004.