sous le front plissé des androïdes

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Quant à ces passants qui continuent de mouvoir dans leur monde parallèle leurs hologrammes, ne relèvent-ils pas aussi, à leur manière, du simulacre ? Dans la lumière bleuie du dehors qui les baigne comme une onde, ils vous ont une allure qui flirte avec l’étrange, sans que l’on puisse dire sur quoi exactement se fonde cette intuition. Ils défilent en format cinéma, son coupé, mais comme si chacun de leurs gestes chorégraphiait une musique secrète, dont le chant commence de s’insinuer en Tom. Un air crypte, envoûtant, qui l’ôte insensiblement au monde réel où il est assis. Qui met au cœur, sournoisement, par brèves instillations, l’idée d’un danger.
Dans cet univers filmique en quoi ils avancent, perce une discordance qui n’était pas aussitôt perceptible, quelque chose d’éminemment suspect, je ne sais quoi en eux qui, alors que vous auriez pu les penser vos frères, résiste. Comme si l’apparence humaine avait été soignée, dehors comme dedans, mais qu’un infime décalage eût laissé transpirer leur nature véritable, qu’il serait difficile de nommer exactement.
Et puis le nom vient. Car, derrière la baie, foulant le pavé de leur démarche électronique, pratiquement dénués de la moindre pensée personnelle et déroulant seulement celles qu’on avait prévues à leur intention, ce sont bien des androïdes qu’il faut dire, et qui lisent le disque de leurs devisements. Des données parmi lesquelles on avait bien dû insérer des souvenirs, afin qu’ils se sentent aussi riches qu’un autre, aussi profonds, aussi complexes, afin, oui, qu’ils aient quelque chose à malaxer, tandis qu’ils avancent dans les rues (le la ville, une petite pâte de passé à travailler, sous le doigt du monologue.
Ils cheminent sans la moindre gêne, éprouvant le sentiment visible de leur adéquation à l’entour. On comprend que, parmi ces programmes composés pour eux, on avait dû leur introduire aussi cette idée d’une douce conformité au monde, de celles que l’on ressent parfois en promenade (souvenez-vous), et qu’eux-mêmes expérimentent, dans cette soirée fraîche qui commence d’envahir l’air de son encre. Qui innerve gentiment leurs circuits, voyez, leur procurant un plaisir simple, qui les détourne de l’inquiétude qui ne doit pas manquer de les pénétrer, parfois, au sujet de leur propre identité.
Il est temps, sans doute, que nous tournions les yeux vers cette femme qui laisse Tom s’abîmer dans la contemplation de ce monde parallèle et que nous nous demandions quels motifs elle peut avoir de le laisser s’absenter de la sorte. Il aurait suffi, après tout, qu’elle prenne les choses en main, qu’elle brise elle-même le silence qui s’est établi entre eux, employant le moyen d’une phrase anodine, quelque chose, c’est un exemple, sur le progrès de l’hiver (l’hiver, un sujet moins anecdotique qu’il n’en a l’air). Pourquoi accepte-t-elle que la pensée de Tom continue de flotter en ces mondes aquatiques ? Est-elle vraiment cette interlocutrice négligée, cette victime, en somme ? Elle pourrait être, aussi bien, l’émissaire, le soupçon nous gagne, de ce monde bleui, un agent, dont la fonction serait de le faire entrer, progressivement, dans cet univers parallèle, d’abord par la pensée, puis, qui sait ce dont elle est capable, selon le mouvement d’un transfuge irrémédiable.
Imaginons, cette femme est peut-être de nature androïde ; et, submergée par son propre sentiment amoureux, autant qu’elle est apte à éprouver une telle émotion, elle chercherait (donnons-lui le maximum de crédit) à défaire Tom de sa nature humaine afin qu’une histoire entre eux devienne possible. Elle serait sur le point de lui faire traverser malgré lui, et selon quelque procédé fantastique, la cloison étanche de la vitre, qui désormais le retiendrait pour toujours derrière sa paroi hermétique. Basculant dans les flots secs des photons bleus, qui sont le monde auquel elle appartiendrait, mal armé pour évoluer en un tel univers, il commencerait bientôt d’y éprouver de petits décalages. Ses monologues distilleraient des pensées qu’il ne reconnaîtrait pas. Un premier souvenir lui viendrait d’un moment qu’il ne croirait pas avoir vécu. Quelque chose de basique, un pré, excessivement vert, chapeauté par un ciel mobile, associé artificiellement à une enfance dont il ne se souviendrait pas qu’elle ait pu être la sienne. De fil en aiguille, d’autres scènes continueraient de s’imposer qui lui susurreraient des passés méconnaissables. Jusqu’à ce qu’il comprenne que ces souvenirs ne sont pas autre chose que des données numériques, des images pré-enregistrées, un lot de remémorations factices, une mémoire de substitution, extérieure et autoritaire, qu’on lui aurait greffée et dont, dans les premiers temps au moins, il continuerait de ressentir l’étrangeté.
Car c’est bien cela qu’on devine sous le front plissé des androïdes qui se croisent dans la lumière gros bleu du monde, ce conflit intérieur qui ne les a pas encore quittés, cet étonnement répété devant les passés feints dont on les a dotés, la conscience persistante que ces souvenirs ne leur appartiennent pas.

Christine Montalbetti, « Les androïdes », Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007, p. 44-47)