un art de la disparition

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Quand je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore
Quand je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu
Quand je parle d’un homme, c’est qu’il est déjà mort
Quand je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus

Parlons donc du monde d’où l’homme a disparu.
Il s’agit de disparition, et non pas d’épuisement, d’extinction ou d’extermination. L’épuisement des ressources, l’extinction des espèces, ce sont là des processus physiques ou des phénomènes naturels.
Et là est toute la différence, c’est que l’espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n’a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition. (p. 9-10)

C’est là où on voit que le mode de disparition de l’humain (…) résulte précisément d’une logique interne, d’une obsolescence intégrée, de l’effectuation par l’espèce de son projet le plus grandiose, le projet prométhéen de maîtrise de l’univers, d’une connaissance exhaustive – et que c’est cela même qui le précipite vers sa disparition – bien plus vite que les espèces animales, par l’accélération qu’elle imprime à une évoIution qui n’a plus rien de naturel.
Et ceci non pas selon une quelconque pulsion de mort, une disposition involutive, régressive, vers des formes indifférenciées, mais au contraire par une impulsion d’aller le plus loin possible, dans I’expression de toute sa puissance, de toutes ses facultés, jusqu’à rêver précisément d’abolir la mort. (p. 13-14)

Auquel cas, nous et notre corps, nous ne serions plus que le membre fantôme, le maillon faible, la maladie infantile d’un appareil technologique qui nous domine de loin (comme la pensée ne serait que la maladie infantile de l’Intelligence Artificielle ou l’être humain, la maladie infantile de la machine, ou le réel la maladie infantile du virtuel).
L’ensemble reste encore enfermé dans une perspective évolutionniste qui conçoit tout selon une trajectoire linéaire, de l’origine à la fin, de la cause à l’effet, de la naissance à la mort, de l’apparition à la disparition.
Mais la disparition peut être conçue autrement, comme un événement singulier et l’objet d’un désir spécifique, le désir de n’être plus là, qui n’est pas du tout négatif, bien au contraire : ce peut être le désir de voir à quoi ressemble le monde en notre absence (…), ou de voir au-delà de la fin, au-delà du sujet, au-delà de toute signification, au-delà de l’horizon de la disparition, s’il y a encore un événement du monde, une apparition non-programmée des choses. (p. 15-16)

Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ? (Texte inédit daté de janvier 2007) (L’Herne, 2007)