finir le ciel

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Journal de la reine
(…) Le roi mesure l’air, la mer, les montagnes, bref, tout le tour de la Terre et il inscrit de grands cercles à la craie blanche sur son tableau bleu car il peut, dit-il, enfin tout m’expliquer. Il dessine des triangles et des hexaèdres avec des flèches qui sont étranges, fait encore quelques calculs, résume des axiomes, recule et il me dit : « Voici le ciel. » (…)

Journal du roi
(…) Les premières expériences auront lieu dans un engin spatial inhabité car je ne crois pas que la présence directe d’un homme & d’une femme y soit nécessaire pour évoluer dans le vide que j’aurai fait moi-même mais qu’au contraire elle pourrait constituer un obstacle à la bonne observation de certaines questions concernant les champs d’attraction, certaines modifications du mouvement, des déplacements, du rythme dans les moments de propulsion notamment – extension, régression -, le calcul des trajectoires, bref l’étude des lois régissant une mécanique qui ne nous est pas connue, pour établir des prévisions. (…) Toutes ces vérifications faites, un homme et une femme soigneusement sélectionnés seront envoyés & enfin les véritables personnes (moi) pour qui cette mission a été initialement prévue pour un test à grande échelle.
(La première expérience sur l’homme aura lieu sur la femme.)
(L’écart scientifique entre la reine & moi est chaque fois plus grand.)
(Je me donne jusqu’à la nuit pour finir le ciel.)

Journal du coiffeur
(…) Le roi a conçu une sorte de tricycle ou de socle-culbuto à roues avec chariot-benne qu’il appelle « mon dernier module pour aller sur la Lune » sur lequel il parvient à se hisser grâce à d’astucieux marchepieds qu’il a fabriqués lui-même. Il déclare l’avoir conçu sans hélice pour plus de sécurité.
Mais il semblerait que la méthode la plus efficace pour se déplacer avec ce type d’engin soit la simple translation autour de l’amphithéâtre. Ou de l’installer sur la machine à tourner en rond – ce qui revient au même -, machine qu’il a inventée le jour où il voulait inventer la gomme télescopique de voyage et où il s’est cassé les pouces.

Marcher sur la Lune, à quoi ça sert dans la vie ? (…)

Lettre du roi à la reine
(…) Toutes les raisons que nous avions d’être tristes sur Terre deviendront des raisons d’être heureux en l’air. Par exemple, vous donner enfin rendez-vous tous les jours autour de la Terre & nous coucher la nuit dans les grands champs d’étoiles & nous souvenir un jour de notre premier voyage, en allant revoir notre première étoile de la Terre (notre premier souvenir) & reparler ensemble de l’émotion du vol & des champignons d’orage & regarder des photos-montages-souvenirs de nous dans l’infrarouge lointain (les agrandissements de nous en tout petit sur la Lune). Te souviens-tu du jour où je te montrai pour la première fois les dessins de mon idée de fusée à sept étages ? & du croquis du nouveau scaphandre couleur sable-caméléon & bleu très ciel dont je rêvais de te revêtir ? Te souviens-tu de notre jeu ? « Au premier qui reconnaît les constellations. » Te souviens-tu de mes idées d’exploration de nouvelles planètes & de nos promenades de découverte ? Des belles galaxies spirales dans les beaux amas lointains ? Des marées & des raccourcis galactiques à des milliers d’années-lumière ? & des cent trente-cinq kilos de Lune que je promettais de te rapporter un jour en petits cailloux ? Sur la Lune, les traces de pas ne s’effacent pas avant des milliers d’années.

Pascale Petit, Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir (Seuil, Déplacements, 2007, p. 9-14)

Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir est un beau texte étrange, très cérébral et très émouvant à la fois, que sa postface place sous le signe de Philip K. Dick, Borges et Volodine. Pascale Petit y juxtapose les journaux intimes de trois personnages (le roi, la reine et le coiffeur), auxquels s’ajoutent lettres, messages, ordonnances, listes d’invention à faire ou de choses à emporter, descriptions de jardins, et qui se croisent sans communication possible.

Pascale Petit est née en 1969 et a déjà publié :
Salto solo (L’Inventaire, 2001)
Tu es un bombardier en piqué surdoué (Le Bleu du ciel, 2006)
et des pièces de théâtre à l’École des loisirs.

Ce livre est l’un des deux premiers volumes parus dans la collection Déplacements, confiée par les éditions du Seuil à François Bon.