ses conditions de possibilité

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Stevens soutenait que personne ne peut être délié. Il disait : tant qu’il me reste un mot en tête, tant qu’il me reste un mot dans mon cerveau d’homme, c’est toute la communauté qui persiste. (p. 159)

– Toutes les sortes d’histoires s’écrivent, monsieur le plénipotentiaire, s’écrivent, se disent, se racontent ou se chantent. Il n’existe pas de fait brut. Le fait brut est une construction du langage, le fait brut n’existe qu’à l’intérieur du langage qui le dit.
– Oui, si vous faites du langage une forme de l’esprit au même titre que l’espace et le temps. Ce qui est faux. Le fait brut existe pour les animaux.
– Les animaux n’existent pas hors du langage. Le monde non plus. Je vous parle du monde humain. Le seul dont nous puissions parler. Il est composé de toutes sortes de choses, mouvements, textures, enjeux, motifs, qui sont autant d’objets du langage, qui tous se disent. La résistance du réel se dit aussi, la maladie aussi, la mort. Et voyez vous-même, si Stevens est encore vivant, c’est qu’il est, pour combien de temps peu importe, c’est qu’il est encore pris dans le monde humain : il écrit. S’il cessait de tenir son cahier, il disparaîtrait comme homme. Il disparaîtrait et avec lui l’ensemble de ce qu’il peut maintenir d’humanité, qui n’est pas toute l’humanité, qui n’est qu’un infime éclat, lacunaire, incomplet, troué, venteux comme l’ont été chacune de ces sortes d’éclats, disparaîtrait. Tout ce qu’il fait est effectivement un prétexte, un pré-texte, un prêt au texte parce que lui, comme personne avant lui je pense, n’a pas d’autre mode d’être humain. Aucune de ses relations avec les traces du monde humain n’aurait d’existence s’il ne les écrivait pas. Comprenez-vous prosopopée ? Personne ne peut vivre tout à fait seul. Nous sommes ses conditions de possibilité. Nous sommes la superposition des couches d’air vide qui entourent le cœur de son pouvoir, nous sommes les salles et les corridors parquetés, nous sommes les coureurs et les maréchaux de son Empire, nous le maintenons, nous le créons continûment comme Cheyenne, comme Ava, Homme Véritable, comme être humain. (p. 202-203)

Personne n’est tout à fait clair avec son unité. Personne n’est tout à fait unique, c’est-à-dire, inséparable, je veux dire, individuel ou indivis. Au Mexique, les Indiens Tzeltal de Cancuc ont dix-sept âmes par tête de pipe. Les Dogons en ont huit. Vous, seulement quatre, vous devriez vous en sortir. (p. 467)

Céline Minard, Le Dernier Monde (Denoël, 2007)

Même si cette odyssée du dernier homme sur terre m’a un peu moins convaincue que les deux précédents textes de Céline Minard, certaines de ses pages (tout le début, les vidéos du centre commercial, la visite du Louvre, etc.) méritent le voyage au long cours.

Céline Minard est née en 1969. Elle a publié deux autres romans : R. (Comp’Act, 2004) et La Manadologie (M.F, 2005).

On peut lire en ligne :
Deux entretiens sur les sites de Fluctuat.net et Télérama (audio)
et deux articles de Tabula Rasa et Zone littéraire.