une brèche dans le vide

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Tout se patine. À condition de savoir éviter la rancœur et de se garder du cynisme, on petit faire bonne mesure de sa tristesse. Et même l’aimer, ou du moins en sourire. Elle n’est pas le contraire de la joie, c’est un peu la même lueur sous un autre angle. Plutôt qu’un psy ou un philosophe, un chef opérateur de cinéma saurait bien l’expliquer, peut-être. (p. 43-44)

Sans alibi amoureux, sans alibi professionnel, à quoi pourrai-je vouer cette espèce de magma qui me sert d’existence ? Un hypothétique emploi de grand-mère ne me sourit pas suffisamment pour que je m’excite à l’attendre. J’ai renoncé à publier mes propres textes puisque personne n’en veut. Pas plus d’espoir d’un avenir meilleur côté JP.
Parfois, je songe à partir. Un long voyage, une brèche dans ma vie. Mais peut-on faire une brèche dans le vide ? (p. 58-59)

Je l’ai toujours su, plus encore qu’une philosophie, la paresse est un don. Celui de vivre sans éprouver le besoin de justifier son existence, la preuve qu’on peut être sans faire. (p. 85-86)

Luce Delobre, Journal d’une étourdie (Gallimard, 2007)

Ce premier roman énigmatique et émouvant, décrit, en phrases courtes et directes, les pensées de plus en plus confuses d’une femme qui a par hasard découvert un pistolet, et se demande ce qu’elle pourrait en faire : continuer à le planquer dans son tiroir à lingerie, ou bien en faire usage ? contre elle-même peut-être ? ou alors contre l’un de ces hommes dont les mots l’humilient et la maltraitent : son éditeur, son amant, son psychiatre, ou son mari, JP :

JP me démontrerait que ça n’a aucun rapport et que je raisonne faux, comme d’habitude. Entre nous de toute façon, aucun dialogue n’est possible. Je sens et il argumente. Lui, c’est l’intello, moi la petite romancière pour dames un peu sottes. Mais je suis persuadée qu’il a tort aussi souvent que moi, ou même plus. (p. 17)

JP me répète d’écrire plus vite. Est-ce que je me mêle de son travail ? Il parle peu en général mais sur ma paresse, il radote. Il croit me vexer en m’accusant d’avoir une vie végétative. Je lui réponds que c’est justement mon rêve. Je ne vois rien de plus beau qu’un arbre épanoui. S’il était plus malin, il se réjouirait. C’est comme une plante que je tiens encore à lui, par mes racines. (p. 28)

J’ai revu Troche. Il commence à m’exaspérer avec ses petites lunettes épaisses comme des ventouses. On dirait de faux yeux qui se collent aux miens. Il me regarde longtemps, fixement, et tout d’un coup il se met à écrire. J’aimerais savoir ce que je deviens dans sa langue de psy. (p. 75)

Lucie Delobre est aussi traductrice et vit à Paris.

::: deux articles à lire en ligne sur Biblioblog et Voyage au bout de la lettre.