l’écriture me protège
De l’autre côté de la rue, trois pigeons sont longtemps restés, immobiles, sur le rebord du toit. Au-dessus d’eux, vers la droite, une cheminée fume ; des moineaux frileux se perchent sur le sommet des conduits. Il y a du bruit en bas, dans la rue.
Lundi. Neuf heures du matin. Il y a déjà deux heures que j’écris ce texte promis depuis trop longtemps.
La première question est sans doute celle-ci : pourquoi avoir attendu le dernier moment ? La seconde : pourquoi ce titre, pourquoi ce début ? La troisième : pourquoi commencer par poser ces questions ?
Qu’y a-t-il de si difficile ? Pourquoi commencer par un jeu de mots juste assez hermétique pour ne faire sourire qu’un petit nombre de mes amis ? Pourquoi continuer par une description juste assez faussement neutre pour que l’on comprenne bien que si je me suis levé tôt, c’est parce que j’étais très en retard, et que je suis gêné d’être en retard, alors qu’il est évident que je ne suis en retard que parce que précisément le propos même de ces quelques pages qui vont suivre me gêne. Je suis gêné. La bonne question est-elle : pourquoi suis-je gêné ? Pourquoi suis-je gêné d’être gêné ? Vais-je devoir me justifier d’être gêné ? Ou est-ce d’avoir à me justifier qui me gêne ?
Ça peut durer longtemps. C’est le propre de l’homme de lettres de disserter sur son être, de s’engluer dans sa bouillie de contradictions : lucide et désespéré, solitaire et solidaire, beau phraseur de sa mauvaise conscience, etc. Cela fait pas mal d’années que ça dure et ça commence à bien faire. En fin de compte, je n’ai jamais trouvé cela très intéressant. Ce n’est pas à moi d’instruire le procès des intellectuels, je ne vais pas retomber dans le méli-mélo de l’art pour l’art ou de l’engagement…
Mon problème serait plutôt d’arriver, je ne dis pas à la vérité (pourquoi la connaîtrais-je mieux que quiconque et, par conséquent, de quel droit prendrais-je la parole ?), je ne dis pas non plus à la validité (cela, c’est un problème entre les mots et moi), mais plutôt à la sincérité. Ce n’est pas une question de morale, mais une question de pratique. Ce n’est sans doute pas la seule question que je me pose, mais c’est, me semble-t-il, la seule qui, d’une façon quasi permanente, s’avère pour moi cruciale. Mais comment répondre (sincèrement) alors que c’est justement la sincérité que je mets en question ? Comment faire, une fois de plus, pour échapper à ces jeux de miroir à l’intérieur desquels un « autoportrait » ne sera plus que le nième reflet d’une conscience bien élaguée, d’un savoir bien poli, d’une écriture soigneusement docile ? Portrait de l’artiste en singe savant : puis-je dire « sincèrement » que je suis un clown ? Puis-je arriver à la sincérité en dépit d’un attirail rhétorique au sein duquel la succession de points d’interrogation qui jalonne les paragraphes qui précèdent est une figure (dubitation) depuis longtemps répertoriée ? Puis-je vraiment espérer m’en sortir avec quelques phrases plus ou moins subtilement balancées ?
« Le moyen fait partie de la vérité aussi bien que le… résultat… » Il y a longtemps que je traîne cette phrase derrière moi. Mais il m’est devenu de plus en plus difficile de croire que je m’en sortirai à coups de devises, de citations, de slogans ou d’aphorismes : j’en ai consommé tout un stock : « Larvatus prodeo », « J’écris pour me parcourir » , « Open the door and see all the people », etc., etc. Certaines arrivent encore parfois à m’enchanter, à m’émouvoir, elles ont toujours l’air d’être riches d’enseignements, mais on en fait ce que l’on veut, on les abandonne, on les reprend, elles ont toute la docilité que l’on exige d’elles.
Il n’empêche… Quelle est la bonne question, celle qui me permettra de vraiment répondre, de vraiment me répondre ? Qui suis-je ? Que suis-je ? Où en suis-je ?
Puis-je mesurer quelque chemin parcouru ? Ai-je rempli quelques-uns des buts que je m’étais fixés, si vraiment je me suis un jour fixé des buts ? Puis-je dire aujourd’hui que je suis ce que jadis j’ai voulu être ? Je ne me demande pas si le monde dans lequel je vis répond à mes aspirations, car une fois que j’aurai répondu non, je n’aurai pas l’impression d’avoir davantage avancé. Mais la vie que j’y mène correspond-elle à ce que je voulais, à ce que j’attendais ?
Au départ, tout semble simple : je voulais écrire, et j’ai écrit. À force d’écrire, je suis devenu écrivain, pour moi seul, d’abord, longtemps, pour les autres, aujourd’hui. En principe, je n’ai plus besoin de me justifier (ni à mes yeux, ni aux yeux des autres) : je suis écrivain, c’est un fait acquis, une donnée, une évidence, une définition ; je peux écrire ou ne pas écrire, je peux rester plusieurs semaines ou plusieurs mois sans écrire, ou écrire « bien » ou écrire « mal », cela ne change rien, cela ne fait pas de mon activité d’écrivain une activité parallèle ou complémentaire ; je ne fais rien d’autre qu’écrire (sinon gagner le temps d’écrire), je ne sais rien faire d’autre, je n’ai pas voulu apprendre autre chose… J’écris pour vivre et je vis pour écrire, et je n’ai pas été loin d’imaginer que l’écriture et la vie pourraient entièrement se confondre : j’aurais vécu dans la compagnie de dictionnaires, au fin fond d’une retraite provinciale, le matin je me serais promené dans les bois, l’après-midi j’aurais noirci quelques feuillets, le soir je me serais peut-être parfois délassé en écoutant un peu de musique…
Il va de soi que lorsque l’on commence à avoir des idées pareilles (même si ce ne sont que des caricatures), il devient urgent de se poser quelques questions…
Je sais, en gros, comment je suis devenu écrivain. Je ne sais pas précisément pourquoi. Avais-je vraiment besoin, pour exister, d’aligner des mots et des phrases ? Me suffisait-il, pour être, d’être l’auteur de quelques livres ?
J’attendais, pour être, que les autres me désignent, m’identifient, me reconnaissent. Mais pourquoi par l’écriture ? J’ai longtemps voulu être peintre, pour les mêmes raisons je suppose, mais je suis devenu écrivain. Pourquoi précisément l’écriture ?
Avais-je donc quelque chose de tellement particulier à dire ? Mais qu’ai-je dit ? Que s’agit-il de dire ? Dire que l’on est ? Dire que l’on écrit ? Dire que l’on est écrivain ? Besoin de communiquer quoi ? Besoin de communiquer que l’on a besoin de communiquer ? Que l’on est en train de communiquer ? L’écriture dit qu’elle est là, et rien d’autre, et nous revoilà dans ce palais de glaces où les mots se renvoient les uns les autres, se répercutent à l’infini sans jamais rencontrer autre chose que leur ombre.
Je ne sais pas ce que, il y a quinze ans, en commençant à écrire, j’attendais de l’écriture. Mais il me semble que je commence à comprendre, en même temps, la fascination que l’écriture exerçait – et continue d’exercer – sur moi, et la faille que cette fascination dévoile et recèle.
L’écriture me protège. J’avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de mes paragraphes habilement enchaînés, de mes chapitres astucieusement programmés. Je ne manque pas d’ingéniosité.
Ai-je encore besoin d’être protégé ? Et si le bouclier devient un carcan ?
Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité.
C’est sans doute, aujourd’hui, ainsi que je peux dire ce qu’est mon projet. Mais je sais qu’il ne pourra aboutir tout à fait que le jour où, une fois pour toutes, nous aurons chassé le Poète de la cité : le jour où nous pourrons, sans rire, sans avoir, une fois de plus, l’impression d’une dérision, d’un simulacre ou d’une action d’éclat, prendre une pioc
he ou une pelle, un marteau-piqueur ou une truelle, ce n’est pas tellement que nous aurons fait quelques progrès (car ce n’est certainement plus à ce niveau que les choses se mesureront), c’est que notre monde aura enfin commencé à se libérer.
Georges Perec, « Les gnocchis de l’automne ou Réponse à quelques questions me concernant » publié dans Cause commune, 1, 1972, p. 19-20
Repris dans Je suis né (Seuil, Librairie du XXe siècle, 1990, p. 67-74)