l’objet représenté vibre

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En contrechamp à mon billet d’avant-hier, quelques extraits de « Cher Antonioni… » de Roland Barthes : il s’agit de l’un des derniers textes de Barthes, écrit pour la remise à Michelangelo Antonioni du prix « Archiginnedio d’Oro », le 28 janvier 1980 à Bologne.

Dans sa typologie, Nietzsche distingue deux figures : le prêtre et l’artiste. Des prêtres, nous en avons aujourd’hui à revendre : de toutes religions et même hors religion ; mais des artistes ? Je voudrais, cher Antonioni, que vous me prêtiez un instant quelques traits de votre œuvre pour me permettre de fixer les trois forces, ou, si vous préférez, les trois vertus, qui constituent à mes yeux l’artiste. Je les nomme tout de suite : la vigilance, la sagesse et la plus paradoxale de toutes, la fragilité.
(…) J’appelle sagesse de l’artiste, non une vertu antique. encore moins un discours médiocre, mais au contraire ce savoir moral, celle acuité de discernement qui lui permet de ne jamais confondre le sens et la vérité. Que de crimes l’humanité n’a-t-elle pas commis au nom de la Vérité ! Et pourtant cette vérité n’était jamais qu’un sens. Que de guerres, de répressions, de terreurs, de génocides, pour le Triomphe d’un sens ! L’artiste, lui. sait que le sens d’une chose n’est pas sa vérité ; ce savoir est une sagesse, une folle sagesse, pourrait-on dire, puisqu’elle le retire de la communauté, du troupeau des fanatiques et des arrogants.
(…) Vous travaillez à rendre subtil le sens de ce que l’homme dit, raconte, voit ou sent, et cette subtilité du sens, cette conviction que le sens ne s’arrête pas grossièrement à la chose dite, mais s’en va toujours plus loin, fasciné par le hors-sens, c’est celle, je crois, de tous les artistes, dont l’objet n’est pas telle ou telle technique, mais ce phénomène étrange : la vibration. L’objet représenté vibre, au détriment du dogme.
(…) L’artiste est sans pouvoir, mais il a quelque rapport avec la vérité ; son œuvre, toujours allégorique si c’est une grande œuvre, la prend en écharpe ; son monde est l’Indirect de la vérité

(…) Un autre motif de fragilité, c’est paradoxalement, pour l’artiste, la fermeté et l’insistance de son regard. Le pouvoir, quel qu’il soit, parce qu’il est violence, ne regarde jamais ; s’il regardait une minute de plus (une minute de trop), il perdrait son essence de pouvoir. L’artiste, lui, s’arrête et regarde longuement, et je puis imaginer que vous vous êtes fait cinéaste parce que la caméra est un œil, contraint, par disposition technique, de regarder. Ce que vous ajoutez à cette disposition, commune à tous les cinéastes, c’est de regarder les choses radicalement, jusqu’à leur épuisement. D’une part, vous regardez longuement ce qu’il ne vous était pas demandé de regarder par la convention politique (les paysans chinois) ou par la convention narrative (les temps morts d’une aventure). D’autre part, votre héros privilégié est celui qui regarde (photographe ou reporter). Ceci est dangereux, car regarder plus longtemps qu’il n’est demandé (j’insiste sur ce supplément d’intensité) dérange tous les ordres établis, quels qu’ils soient, dans la mesure où, normalement, le temps même du regard est contrôlé par la société : d’où, lorsque l’œuvre échappe à ce contrôle, la nature scandaleuse de certaines photographies et de certains films : non pas les plus indécents ou les plus combatifs, mais simplement les plus « posés ».
L’artiste est donc menacé, non seulement par le pouvoir constitué – le martyrologe des artistes censurés par l’État, tout au long de l’Histoire, serait d’une longueur désespérante -, mais aussi par le sentiment collectif, toujours possible, qu’une société peut très bien se passer d’art : l’activité de l’artiste est suspecte parce qu’elle dérange le confort, la sécurité des sens établis, parce qu’elle est à la fois dispendieuse et gratuite (…).

Roland Barthes, « Cher Michelangelo », Cahiers du cinéma, 311, mai 1980.
Repris dans ses Œuvres complètes, V (Seuil, p. 901-904)