les reliefs d’un déjeuner
Chaque fois je me promets qu’on ne m’y reprendra plus, à visiter les expositions sur-médiatisées comme celle de la Collection Phillips au Sénat : on réserve d’avance, on paie (assez cher), on fait tout de même la queue, pour pénétrer dans des salles tellement surpeuplées (il faut rentabiliser au maximum) qu’il est à peine possible de voir les tableaux, et qu’on a le choix entre suivre le flux des visiteurs pressés et jacassants et ne pouvoir rester plus de quelques secondes devant chacun, ou se faufiler à contre-courant et encourir coups et reproches.
Mais tout de même, quels tableaux …
Le déjeuner des canotiers, ce tableau emblématique de Renoir dans lequel les commentateurs aiment nommer la jolie fiancée et les amis peintres de Renoir, et qui ne raconte pas seulement un déjeuner d’amis sur une terrasse au bord de l’eau.
Ce que ne montrent jamais les reproductions et qui saute aux yeux quand on est devant le tableau c’est que les hommes et les femmes représentés ne sont qu’une sorte de toile de fond, aux couleurs un peu passées et presque brumeuses. Ce que Renoir a mis en valeur par contraste, sur la pureté éblouissante des gros empatements blancs de la nappe, ce sont les couleurs brillantes, très vives, aux traits puissants, des verres presque vides, des raisins abandonnés, des reliefs du repas.
C’est la nature morte – aux effets de vanité – qui est le sujet du tableau.
Le confirment tous ces yeux dans le vague (pas seulement à cause de la chaleur et du vin), ces regards qui se croisent sans se voir (des solitudes juxtaposées), la pose mélancolique (le menton sur la main) de la jeune fille au canotier au centre du tableau, la matière douce et fragile de la lumière.
Tout dans ce tableau parle de la fin d’un repas, d’un dimanche et d’un monde, d’un temps suspendu dans la torpeur de l’été finissant, d’un instant de bonheur un peu illusoire qui déjà se termine.