mon œil fugue

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Je ne sais pas ce qu’il en est de vous, mais, pour ma part, dans un tableau, le plus souvent, ce n’est pas le sujet principal que je considère ; ce sont plutôt ces petites scènes qui se logent dans les arrière-plans, ces sujets secondaires, qui s’esquissent à coups de pinceau plus rapides, qui ont lieu fragilement au-delà de la figure centrale.
Les échappées qu’elles autorisent, ces détails vers quoi mon œil fuit, me donnent des bonheurs que je m’explique mal. La figure principale, sans doute, me paraît trop massive, d’une présence trop autoritaire. Son corps trop évident obstrue, dans une certaine mesure, ce qui m’intéresse.
Parfois, mon œil prodigue a cette excuse qu’il est guidé par un jeu de perspective, par la découpe d’une fenêtre ou d’une porte (il emprunte alors ce parcours heureux, profite, bénévole, de ces vues vers quoi, explicitement, on l’entraîne). Plus fréquemment, non, il s’engage de lui-même dans la scène minuscule et floutée, nimbée dans des bleus et des verts pâlissants, toute fuligineuse dans sa discrétion. C’est dans ce frimas que mon œil fugue. Dans cette brume douce que je me prélasse un peu.

Ces plongées souples et distraites dans les arrière-plans, que je pratique en face des toiles, il m’arrive hélas de m’y adonner dans des situations bien réelles, où pourtant je suis impliquée. Comme se dresse devant moi la silhouette principale de mon interlocuteur, mon regard, d’abord bien planté, je m’applique, sur sa face, dans ses yeux, d’abord suivant les expressions de son visage et les façons dont tour à tour il le compose, hop, bifurque, fugitivement, s’en va attraper un objet dans l’arrière-plan, l’imprime illico sur la rétine avant de revenir dare-dare (et, il l’espère, ni vu ni connu) au corps de mon vis-à-vis, qui requiert qu’on ne s’absente pas trop longtemps.

De telles excursions sont évidemment facilitées lorsque nous sommes plus de deux locuteurs en présence et que mon attention peut dévier plus longuement sans porter atteinte au rythme de la conversation principale qui, je ne m’inquiète pas pour cela, peut fort bien se poursuivre sans moi; et je ne me retiens pas, alors, de laisser ma pensée errer, vous pouvez me faire confiance, sur toutes sortes d’objets adventices. Mais dans les configurations en duo je cède aussi couramment à ces tentations optiques. Et je vois bien comment l’autre, s’inquiétant de ce que mon regard ici ou là excède les contours de sa personne pour s’en aller traînasser vers d’autres rivages, commence de se retourner pour chercher à saisir ce que je considère. Il s’étonne, à chacune de ces torsions de son buste, de ne remarquer aucun rival manifeste qui pourrait être la cause des escapades répétées que mes veux s’autorisent : les siens balayent des fonds à son avis indistincts.
Ces excursions, d’abord véloces et clandestines, peuvent, je le crains pour lui, se multiplier. Il arrive même, si mon interlocuteur m’est assez familier pour que je lui fasse cette confiance qu’il ne me retirera pas son amitié pour de telles passades optiques, que mon œil s’attarde franchement, et beaucoup plus que ne le voudraient les convenances, sur un objet particulier qu’il se met à choyer, à bichonner, à retourner en tous sens pour éprouver toutes les potentialités de rêverie qu’il contient.

Christine Montalbetti, « Les androïdes », Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007, p. 25-27)