faites un exercice

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Le vocabulaire scientifique console et protège le médecin. Il lui permet de continuer à mener une vie normale après avoir annoncé aux autres que la leur ne le serait plus jamais. Mais le vocabulaire scientifique peut aussi, tel un boomerang, se retourner contre celui qui l’emploie et le frapper en plein visage au moment où il s’y attend le moins. (p. 31)

Il y a trop de maladies, beaucoup trop. Et il y a aussi trop de médecins. S’il y avait moins de médecins, certaines maladies ne porteraient pas de nom. On ne les connaîtrait pas. Elles flotteraient dans l’univers vague des maladies non identifiées et on pourrait ainsi être sûr de ne pas en être atteint. Alors que tous ces noms et toutes ces maladies et tous ces symptômes sont constamment autour de nous et nous menacent. Nous sommes menacés par les maladies et notre résignation est entamée, à un moment ou a un autre, par une peur sourde dont rien ne peut nous affranchir. (p. 61)

On n’est
On n’est pas
On n’est pas là
On n’est pas là pour
On n’est pas là pour disparaître

Des fois, ma mémoire chavire. C’est comme un trou noir à l’intérieur duquel je sais qu’il y a quelque chose que je devais chercher. Je ne me souviens plus quoi, mais il y avait là, dans le trou, quelque chose et ce quelque chose me manque. C’est bizarre d’éprouver le manque de quelque chose qu’on ne connaît pas. D’habitude, quand quelque chose manque, on sait ce que c’est, c’est d’ailleurs pour ça qu’il ou qu’elle manque. Le manque, c’est quand on me retire une chose dont je sais qu’elle m’est nécessaire et dont l’empreinte reste en moi vivace. Mais là, c’est autre chose, un manque flottant, un manque profond que je ne peux pas circonscrire. C’est pire, bien pire, parce que j’ai beau réfléchir, je ne sais pas ce qui manque. (p. 64)

Faites un exercice. Imaginez-vous dans la situation de celui dont l’histoire a été engloutie.

Imaginez-vous à table, dans l’ignorance de ce que vous mangez, de l’endroit où vous vous trouvez, des objets qui vous entourent, des gens qui vous parlent familièrement et qui vous paraissent des étrangers. (p. 145)

Pour se venger du docteur Alzheimer qui allait à coup sûr réussir mieux que lui dans le domaine scientifique, le professeur Kraepelin a décidé de donner le nom de son concurrent à une maladie qui transforme un être de raison en animal apeuré et sans défense. (p. 162)

On peut développer pendant des années une terrible maladie sans le savoir. On peut, pendant des années, continuer à vivre normalement alors qu’à l’intérieur un travail méthodique de destruction de l’organisme s’est engagé. En même temps, quelle que soit la maladie dont on meurt, on peut dire cela de tous et de chacun. À partir du moment où le corps acquiert sa forme adulte et, si on veut, définitive, commence le lent cheminement vers la fin. Tout ce qui advient, accidents divers, émotions fugitives ou moins fugitives, participe d’une manière obscure et indéchiffrable aux modes particuliers que choisira la mort pour nous frapper. Si on pense l’existence à partir de sa fin, il devient possible voire inévitable de croire à la fatalité. Il n’y a plus de hasard et cela n’est pas rassurant. (p. 189)

Il est particulièrement difficile de découper des citations dans ce récit à la fois prismatique et très construit, en une rigoureuse spirale qui aboutit à ce constat :

C’est trop compliqué
d’être un homme
de travailler de dialoguer de s’étonner de sourire d’encaisser sans rien dire
de ne pas douter
de soi
des autres
c’est compliqué
d’être curieux d’être ouvert d’être attentif d’être prêt
au meilleur comme au pire
de supporter
la douleur l’abandon la déception la jalousie
c’est compliqué
d’aimer
d’être sûr de soi
d’être rassurant
d’être fort
c’est compliqué
de ne pas en vouloir aux femmes
à toutes les femmes
d’éduquer des enfants
de rester là
de regarder la télé d’un air détaché
de réprimer ses désirs
de faire comme si c’était normal
comme si c’était normal de vivre
et de mourir
comme si ce n’était pas révoltant
humiliant
désespérant
comme si on n’avait rien de mieux à faire
qu’attendre
c’est compliqué
d’accepter la mort
de ses parents
de ses amis
et bientôt la sienne
de ne pas succomber à la panique
à la lâcheté
c’est compliqué
d’être propre bien habillé correct présentable
de se contrôler
de se maîtriser
de se contenir
de se respecter
de manger avec des couverts
de boire dans des récipients
de se lever
de se coucher
de chier aux bons endroits
et à heures fixes
de se raser
de bricoler
d’être tolérant d’être indulgent
d’être humain
c’est compliqué
de comprendre ou de cacher quand on ne comprend pas
d’être ingénieux ou de cacher quand on ne l’est pas
de s’habituer ou de cacher quand on ne s’habitue pas
d’être furieux sans le montrer
d’être triste sans le montrer
d’être seul sans le montrer
d’être là plutôt qu’ailleurs
d’être prisonnier
c’est si compliqué
il prend un couteau sur la table
et comme elle continue à parler
avec des mots qu’il ne saisit pas
il l’efface
et il s’efface avec elle
d’être un homme
c’est trop compliqué
(p. 214-216)

Olivia Rosenthal, On n’est pas là pour disparaître (Verticales, 2007)

Olivia Rosenthal est née en 1965 et est maître de conférences à Paris 8.
Il faut lire tous ses romans, publiés aux éditions Verticales, depuis le premier, intitulé Dans le temps en clin d’œil aux derniers mots de la Recherche.

Sur On n’est pas là pour disparaître, on peut lire et écouter en ligne :
une page France Culture et Télérama : émission Tout arrive!, entretien, article
– un beau billet de Philippe De Jonckheere (15 septembre 2007)
– et d’autres citations dans le Journal LittéRéticulaire de Berlol