la face télégénique de la violence

salvayre.jpg

Un paillasson.
Et moi qui avais passé une partie de ma jeunesse au Café des Ormeaux à expliquer comment combattre le Capital par la pensée, moi qui m’étais toujours enorgueillie d’être un écrivain de la révolte, un écrivain qui violait la syntaxe, un écrivain qui saccageait le beau style pour en faire de la charpie, moi qui me flattais d’être une démolisseuse de la phrase, une terroriste de la narration, la progression ? fadaise ! le dénouement ? foutaise ! la psychologie ? pfuit ! les conventions ? à balayer ! les personnages ? vieilleries d’un autre siècle !, un écrivain révolutionnaire quoi, bien que ce mot fît honte, moi donc, l’écrivain de toutes les rébellions, je n’osais dire merde de vive voix à un marchand de hamburgers.
Force m’était d’en convenir : j’avais le cœur poltron. (p. 78-79)

J’avais dû, comme lui, dissimuler aux autres mes basses extractions, ce qui expliquait en partie cette prudence à parler qui nous était commune et qui limitait le plus souvent nos discours aux sujets de première nécessité, prudence à parler dont nous parvenions à nous défaire, lui en buvant, moi en écrivant des livres dans une langue très oublieuse de ses origines.
J’avais dû tout apprendre des règles implicites qui arbitraient le monde littéraire dans lequel, depuis dix ans, j’évoluais, sans parvenir réellement à m’y plier, sans parvenir à m’y sentir à l’aise, toujours gauche, mal assurée, d’une timidité native, refusant de mon propre chef de fréquenter la fine fleur des gens de lettres, ce qui passait pour une mise à l’écart du milieu, souffrant de cette méprise qui faisait de ma réclusion volontaire un ostracisme subi, supportant aussi mal de demeurer solitaire dans mon appartement que de me voir contrainte d’en sortir, et toujours d’une discrétion et d’une modestie parfaites, lesquelles faisaient dire à mes voisins : Elle n’a pas l’air d’un écrivain. (p. 107)

Lydie Salvayre, Portrait de l’écrivain en animal domestique (Seuil, 2007)

Cette farce sur la servitude volontaire appartient à la veine cocasse et jubilatoire de l’œuvre de Lydie Salvayre, qui s’y moque de la posture éthérée de l’écrivain tout autant que de la vulgarité libérale, très à la mode ces temps-ci :

Je finis par penser que Tobold avait compris avant tout le monde que la vulgarité, qui m’apparaissait comme la face maquillée de la violence, sa face avenante, télégénique et tape-à-l’œil, sa face commerciale en quelque sorte, que la vulgarité, désormais, était payante. (p. 149)

en abusant avec bonheur de l’imparfait du subjonctif :

Le 26 août, il organisa à Little Rock une conférence sur la philanthropie innovante, à laquelle participèrent son ami Bill (Gates), son ami Bill (Clinton) et le très fringant Ted Turner, lequel conseilla aux participants de donner le plus d’argent possible aux populations démunies, seul moyen d’éviter qu’elles ne s’énervassent, qu’elles ne s’enflammassent et qu’elles ne dévastassent la Terre entière, mais en ayant soin de garder toujours quelques milliards de dollars par-devers soi, on ne sait jamais, une révolution est vite arrivée, par ces temps de désordre. (p. 234)

de la caricature baroque :

(…) c’était, je crois, ce que Tobold attendait de moi, que j’en fisse trop, que j’appuyasse, que je surlignasse, que j’en rajoutasse des couches et des couches sur le faux en espérant qu’il fît vrai, selon la méthode littéraire dite baroque, fort appréciée des Hispaniques qui sont tous des exagérés, mais tenue en suspicion par les Français, qui ne plaisantent pas, comme on le sait, avec le sens de la mesure. (p. 74)

et des citations incongrues :

Sharon, assise face à lui, croisa et décroisa ses jambes à toutes fins utiles (nous offrant un assortiment merveilleux de figures destinées à incarner la question du voilement/dévoilement telle que la pose Martin Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ?) et en vint, après les gracieusetés et badinages requis, à l’objet de sa visite. (p. 83)

Son hommage à Rabelais, intitulé « Au Très Illustre et Révéré François Rabelais, docteur en médecine », dans les pages du NouvelObs éclaire sur le pari – éminemment réussi – de Lydie Salvayre : susciter le « grand rire (…) précieux à la santé de l’âme ».

voir aussi deux articles en ligne :
Jérôme Garcin (NouvelObs, 6 septembre 2007)
et Martine Laval (Télérama, 3006, 25 Août 2007).