Selon une extrapolation mathématique des performances intellectuelles de
leurs machines, ces joyeux scientifiques que Dominique Lecourt appelle des
techno-prophètes sont pourtant persuadés que nos machines seront très bientôt
plus intelligentes que nous. Et qu'elles prendront notre place. Indigne d'un
nanar de science-fiction avec ou sans Schwarzy, ce scénario du futur est
indigent. Car les savants de l’IA nient la vie au nom du cerveau, qu'ils ont,
il est vrai, fort développé. La notion d'autonomie, ils la gonflent aux
anabolisants de l'efficacité, de la rentabilité et de l'intelligence pure. Sans
même se demander qu'est-ce que l'intelligence ? Comme si cette qualité
floue et multiple pouvait se résumer au QI ou à la vitesse de traitement de
l'information ! Ces brillantissimes têtes d'œuf n'ont pas compris tout ce
que l'intelligence doit à la paresse et aux moments inutiles. Pas
d'intelligence sans vie, pas de vie sans autonomie, pas d'autonomie sans
capacité à apprendre, et pas d'apprentissage sans essais et erreurs, sans
bêtises, sans rêves incompréhensibles et- autres indispensables incongruités du
corps et de l'esprit. Réduire la vie au calcul ? Quelle fumisterie !
C'est bien là le message de Dick, avec son mouton électrique ou ses ridicules
chariots mécaniques, ses déchets sur roues, ces choses qui n'ont pour seule
qualité qu'une insondable « volonté de vivre ». Francisco Varéla, grand
neurobiologiste aujourd'hui disparu, parlait d'une inscription corporelle de
l'esprit. Nous n'existons qu'au travers d'un dialogue permanent avec le monde.
De nos incessantes relations avec ce que nous sentons et ressentons, ce que
nous voyons, touchons, entendons, portons à notre bouche. Les machines que nous
élevons sont donc le reflet de nos désirs conscients et inconscients, et des
actes qui s'ensuivent. Comme des enfants, elles peuvent vivre et grandir en
fission avec nous, se séparer de nous sans pour autant nous détruire, ou au
contraire se transformer en poisons nucléaires pour l'éternité. Lorsque nous
sentons, touchons, même mangeons et déféquons, nous autres humanoïdes
dialoguons humblement avec l'univers. Pourquoi nos chères machines vivantes ne
feraient-elles pas la même chose, le plus modestement du monde ?
(…) Designer et président du labo Flower Robotics, Takuya Matsui considère la
création de robots comme un acte d'empathie. Ses deux choses artificielles,
Posy et Pierrot Noir, en deviennent l'exact opposé des caricatures de robots
guerriers de la SF hollywoodienne. À l'évocation des chercheurs qui
« pensent science, mécanique, logique... mas oublient la vie », ce
trentenaire sourit, un peu triste. Lui voit ses robots comme des
« concentrés de mécanique très belle », des petits bouts de philosophie
concrète, ou encore des fleurs : « Comme elles, ils ont une âme.
Au Japon, nous aimons les fleurs. Nous les admirons. Nous leur donnons I’eau
dont elles ont besoin. Nous leur parlons et leur disons « Je t aime »
: S'il n'y a pas d’interactivité entre l’humain et la fleur, celle-ci fane et
meurt. La démarche est la même avec un robot. Et la technologie en
général. (...) La clef est dans la redécouverte de la nature. Le robot
n’est qu'une interface entre l’homme et la nature. Si on comprend mieux ce
qu’est un robot, on comprend mieux I’homme ».
Au fond, le robot ne dit pas grand-chose sur sa propre carcasse, mais beaucoup
sur nous autres, êtres de chair et de neurones naturels. les robots d'une
intelligence surhumaine de techno-prophètes comme Hugo de Garis racontent notre
désir de grandeur et de domination, notre folie de la mise en équation de la
planète. En revanche, le mouton électrique de Philip K. Dick, le Aïbo et les
robots de compagnie qui naissent au Japon traduisent notre besoin d'amour-.
C'est là, dans cette empathie pour ce qui semble être le contraire de l'humain,
à savoir une pure mécanique ou un humain devenu lui-même une insoutenable
machine, que réside peut-être aujourd'hui la clef de ma quête d’une vérité qui
ne soit ni révélée ni relative. L’empathie, quelque part, est une fiction
ressentie, un sentiment irrationnel d'une terrible puissance, mais qui peut se
justifier de façon rationnelle. L'empathie, comme sa sœur impossible la vérité,
suppose d'être vécue puis d'être pensée via un patient labeur sur soi-même.
Cœur de l'interrogation métaphysique de mon écrivain fétiche Philip K. Dick,
elle est ce lien vital entre vivants et semi-vivants, entre tous nos fils et
filles, nés avec ou sans mère.
Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p. 152-155)