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7.
On arrive par la mer depuis Hong Kong, on est comme enivré par sa propre émotion en face du paysage, devant cette expérience de beauté pure, de splendeur simple, on vient de glisser pendant une heure entre des îlots inhabités et une côte qui paraît déserte, inondée de lumière, pelée, dépourvue d'arbres ; on n'a cessé de frôler une surface où rien n'ondule, d'un vert de jade sombre, sur quoi les chalutiers de rencontre arborent des drapeaux rouges et se balancent comme des jonques. Plus loin, à bâbord, il y a des pirates, comme dans les livres d'aventure. En direction des Philippines, la traversée n'est pas sûre ; mille équipages suspects écument le vide immense - des pêcheurs réduits au banditisme, des déserteurs de la flotte chinoise, des va-nu-pieds qui ont appartenu aux guérillas musulmanes et qui les ont quittées, par manque de foi ou parce que, en quarante ou cinquante ans d'activité, elles n'ont toujours pas obtenu de victoire décisive. Sur les flots calmes, dans ce Sud de rêve, à l'écart de tout, on recense de temps à autre des tueries à la Kalachnikov, au sabre, des abordages féroces. Le soleil scintille au-dessus de ces massacres obscurs. Il scintille aussi sur les vaguelettes du port, juste ici, au-delà des vitres de l'hydrofoil. L'hydrofoil ou le jetfoil, ou le turbocat, ou le turbojet, la dénomination exacte importe peu, car pour le passager rien ne les distingue. La chaleur vibre. À l'intérieur, l'air est glacial et, sur le ponton de débarquement, la chaleur vibre. On arrive par la mer à Macau, et, dans l'humidité brûlante qui asphyxie aussitôt, on sent qu'on va enfin avoir le droit de dire adieu à tout, d'habiter ailleurs, le droit de flotter en exotisme de nouveau et comme pour toujours, c'est-à-dire au moins jusqu'à son dernier jour. Voilà ce qu'on sent: on est en terre d'accueil. L'impression est immédiate et très forte. On est là où il fallait aller, à sa place, dans un lieu d'exil idéal. Tu verras. Il est impossible que tu ne sois pas sensible à cela, puisque toi aussi tu pars pour ne jamais revenir. On vient de présenter son passeport à des jeunes femmes en uniforme qui ont oublié la notion même du sourire, des policières qui ont autant de majesté que des divinités ou des actrices, et, en réalité, on a jeté l'ancre dans la rade où on compte décliner et mourir. Sans douleur déjà on est passé avec armes et bagages au profond de la terre chinoise. Tu verras. Et toi aussi tu seras fantastiquement à ton aise, dès la première minute, comme pour le dernier voyage.

8.
Il en fallait, de la fidélité, de l'aveuglement volontaire, pour rester amoureux de cet endroit !... Je l'avais découvert dix ans plus tôt sous sa forme de bourgade coloniale, figée dans les années quarante, et ensuite je l'avais vu se métamorphoser à grande vitesse en une affreuse banlieue, sous l'impulsion de médiocres architectes qui par tous les moyens en arrachaient l'âme séculaire, la vieille âme luso-asiate. Et je savais que bientôt, je savais qu'aujourd'hui j'allais assister à la phase ultime de l'enlaidissement, à la transformation du territoire en un terminal de fret, avec saunas et maisons de jeu pour y entretenir encore une image négociable chez les négociants en touristes. Je n'aimais pas cette vision de l'avenir proche, Macau dont des prophètes de malheur annonçaient qu'il allait ressembler à un arrière d'hypermarché combiné avec une gare de triage. Cela ne m'excitait pas l'esprit, même quand je savais que je venais ici pour mourir. N'oublie pas que celui qui te parle a connu la baie de Praia Grande, cette courbe parfaite où coulaient les eaux jaunes, et n'oublie pas que lors de mes premiers voyages je débarquais encore sous les ventilateurs coloniaux, dans les galeries sur pilotis de l'ancien terminal du jetfoil, et n'oublie pas qu'alors sur l'île de Taipa la plupart des maisons n'avaient pas plus d'un étage. À Taipa il fallait longer des marais et de grands terrains vagues pour atteindre la clinique où était enfermée Gloria. Taipa était vide. Il n'y avait rien, seulement un village décrépit au bout de la route, et des palissades qui entouraient des chantiers encore silencieux, où l'herbe peu à peu gagnait sur les poutrelles de plus en plus rousses. C'était une année de Singe d'eau, puis ce fut une année de Coq, d'eau, également, puis une année de Chien de bois. Je me doutais qu'un jour cela n'existerait plus. Je me doutais bien qu'un jour il faudrait aimer ici autre chose, d'autres mystères humains, d'autres corps. Un jour ici il faudrait apprendre à aimer différemment, et peut-être accepter d'aimer le pire.
Or ce jour était advenu. Maintenant j'allais habiter ici de nouveau : non pour un bref séjour de plus, mais pour une relégation vertigineuse. J'étais revenu au cœur du passé. C'était une année de Lièvre. J'allais une fois encore m'installer ici avec mes résidus de souvenirs, avec en tête des photographies qui disaient autrefois, qui disaient l'interdit moite, la passion moite et de longues attentes somnambulaires. Et j'apportais avec moi toujours les mêmes rudiments grotesques de putonghua, et une fascination toujours intacte pour les visages chinois, jamais déçue, et mon humeur passive, bonne pour l'écriture d'inepties et pour nulle part. Quoi qu'il arrive, disais-je, il faut aimer cette terre qui t'accueille. Il n'y a plus rien d'autre à tenter. Ne tente rien. Admets la fin. C'est la dernière étape, tu vas te cacher là, tu vas te dissoudre là. Quoi que cette terre ou toi aient déjà subi, même le pire, il faut aimer cette terre encore.

9.
Ne t'inquiète pas si l'espace à explorer est désormais très maigre. Les plaisirs de la découverte ne dépendent que de toi. Tu peux à chaque instant imaginer que tu ne connais rien, que ton regard est neuf. Tu n'as qu'à errer ici comme un mort qui aurait préservé en lui toutes les instructions du Livre des morts. Tu transportes en toi des photogrammes magiques capables d'alimenter tes rêveries chinoises jusqu'à ta fin, et même après. Appelle en toi ces images. Tu te souviens des aventures que tu t'es racontées ou que tu as vécues avant le voyage. Tu te souviens de la fin de l'année du Coq, du début de l'année du Chien, de tes rencontres avec Gloria, des heures de nuit, des heures de folie, des étreintes étranges, des phrases étranges. Appelle en toi ce beau et douloureux théâtre. Tu sais marcher dans les rues comme entre les pages d'un livre, tu as appris cela il y a longtemps, appelle en toi cette science, réfugie-toi dans l'ombre qui brûle entre les murs. C'est là. Va en cercles. Tu aimes ces rues. De toute façon, tes vaticinations amoureuses sont assez fortes pour sécréter à chaque instant de nouvelles racines, de nouvelles raisons de continuer l'amour.

Antoine Volodine, Macau ; avec des photographies d’Olivier Aubert (Seuil, 2009, p. 21-25)

Trois des 49 (!) chapitres de ce retour au « port intérieur » pour vous donner envie de suivre l'errance ironique et tragique de Breughel dans un Macau résolument post-exotique.

::: Auteurs contemporains.info
::: Page des éditions Verdier
::: Lutz Bassmann
::: Page remue.net
::: BnF
::: et, sur lignes de fuite, ici, , , , , et