l’installation
J'ai reçu un mail de rupture. Je n'ai pas su répondre.
C'était comme s'il ne m'était pas destiné.
Il se terminait par les mots : Prenez soin de vous.
J'ai pris cette recommandation au pied de la lettre.
J'ai demandé à cent sept femmes - dont une à plumes et deux en bois - ,
choisies pour leur métier, leur talent, d'interpréter la lettre sous un angle
professionnel.
L'analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter.
La disséquer. L'épuiser. Comprendre pour moi.
Parler à ma place.
Une façon de prendre le temps de rompre. À mon rythme.
Prendre soin de moi.
Sophie Calle
la lettre
Sophie,
Cela fait un moment que je veux vous écrire et répondre à votre dernier mail.
En même temps, il me semblait préférable de vous parler et de dire ce que j'ai
à vous dire de vive voix. Mais du moins cela sera-t-il écrit. Comme vous l'avez
vu. j'allais mal tous ces dernier, temps. Comme si je ne me retrouvais plus
dans ma propre existence. Une sorte d'angoisse terrible, contre laquelle je ne
peux pas grand-chose, sinon aller de l'avant pour tenter de la prendre de
vitesse. comme j'ai toujours fait. Lorsque nous nous sommes rencontrés, vous
aviez posé une condition : ne pas devenir la « quatrième ». J'ai tenu
cet engagement : cela fait des mois que j'ai cessé de voir les
« autres ». ne trouvant évidemment aucun moyen de les voir sans faire de
vous l'une d'elles. Je croyais que cela suffirait, je croyais que vous aimer et
que votre amour suffiraient pour que l'angoisse qui me pousse toujours à aller
voir ailleurs et m'empêche à jamais d'être tranquille et sans doute simplement
heureux et « généreux » se calmerait à votre contact et dans la
certitude que l'amour que vous me portez était le plus bénéfique pour moi, le
plus bénéfique que j'ai jamais connu, vous le savez. J'ai cru que l'écriture
serait un remède, mon « intranquillité » s'y dissolvant pour vous
retrouver. Mais non. C'est même devenu encore pire, je ne peux même pas vous
dire dans quel état je me sens en moi-même. Alors. cette semaine, j'ai commencé
à rappeler les "autres", et je sais ce que cela veut dire pour moi et dans quel
cycle cela va m'entraîner. Je ne vous ai jamais menti et ce n’est pas
aujourd'hui que je vais commencer.
Il y avait une autre règle que vous aviez posée au début de notre
histoire : le jour où nous cesserions d'être amants, me voir ne serait
plus envisageable pour vous. Vous savez comme cette contrainte ne peut que me
paraître désastreuse, injuste (alors que vous voyez toujours B., R.,…) et
compréhensible (évidemment...) ; ainsi je ne pourrais jamais devenir votre
ami. Mais aujourd'hui. vous pouvez mesurer l'importance de ma décision au fait
que je sois prêt à me plier à votre volonté. alors que ne plus vous voir ni
vous parler ni saisir votre regard sur les choses et les êtres et votre douceur
sur moi me manqueront infiniment. Quoi qu'il arrive. sachez que je ne cesserai
de vous aimer de cette manière qui fut la mienne dès que je vous ai connue et
qui se prolongera en moi et, je le sais, ne mourra pas.
Mais aujourd'hui, ce serait la pire des mascarades que de maintenir une
situation que vous savez aussi bien que moi devenue irrémédiable au regard même
de cet amour que je vous porte et de celui que vous me portez et qui m'oblige
encore à cette franchise envers vous, comme dernier gagé de ce qui fut entre
nous et restera unique.
J'aurais aimé que les choses tournent autrement.
Prenez soin de vous.
X
émotions multiples
1. se divertir de la grande diversité des points de vue et admirer les
lignes de fuite dessinées par toutes ces interprétations (dans tous les sens de
ce terme) d'un même texte : en russe ou en sms, comme une actrice ou une
commissaire de police, une cantatrice ou une psychanalyste, une médiatrice
familiale ou une prof de lettres, une poupée de bunraku ou une officier de la
dgse, etc. etc.
2. compatir, écouter le murmure de toutes ces voix qui se mêlent dans la
salle Labrouste désertée de ses livres, se rejouir de l’ironie mordante de
Jeanne Moreau ou Ariane Ascaride, partager la rage de Brenda le perroquet ou de
Christine Angot (« cette éloquence je supporte pas ! ») et applaudir
la concision du sms de l’ado (« il s’l’a pète ! »)
3. se dire que cette mise en scène très intelligente a aussi des airs de
mise à mort symbolique avec ses panneaux dressés comme des stèles :
Christine Angot, décidément très inspirée, écrit à Sophie Calle :
« Le chœur que tu as formé autour de cette lettre c’est le chœur de la
mort » ; et finir par être un peu rétive à « faire partie » de
cette assemblée très majoritairement féminine qui, penchée en petit groupes
serrés autour des multiples écrans pour pouvoir entendre, échange des rires,
sourires, soupirs de connivence.
4. se souvenir que X s’appelle Grégoire Bouillier, et qu’il est écrivain, et
que j’ai lu ses petits livres chez Allia ; se dire qu’il a une façon
singulièrement archaïque et entortillée d’écrire dans la vraie vie ;
souhaiter, car ce pourrait être amusant, qu’il rebondisse sur cette mise en
scène dans un autre livre, puisqu’il
affirme vouloir faire fiction de sa vie.
Cette installation de Sophie
Calle quittera bientôt la Bnf pour Montréal.
Elle a été présentée l’an dernier au
Pavillon français de la Biennale de Venise.
voir aussi :
- le livre
(multimedia) publié par Actes sud
- une
présentation vidéo par Sophie Calle (avec des extraits)
- des photos de
l’installation à la Galerie Perrotin
- le dossier de l’exposition « M’as-tu
vue » (Beaubourg, 2003-2004)
- l’exposition vue par
lunettes rouges, espace-holbein
et Valclair
- et aussi (post-scriptum) martine et caroline.