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écrivains

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dimanche 31 janvier 2010

ces simagrées de poésie

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Il y a beau temps que les esprits éclairés en ont fini avec ces simagrées de poésie. Nous préférons modeler dans la glaise - nous baisser où que nous soyons, ramasser une poignée de Choir et malaxer la matière ici appelée glaise abusivement, mais qui sera de toute façon suffisamment visqueuse et malléable - des copies scrupuleuses de la statue de Yoakam - on trouve même des yeux de poisson dans cette colle -, mais il ne saurait ici être question d'art, entendons-nous bien, ce sont des prières, des rites d'adoration que nous exécutons sans regarder nos mains, le regard tourné vers le ciel. Est-ce Ilinuk enfin, cette blancheur immaculée qui descend sur Choir ? Puis nous baissons les yeux : est-ce la blanche clarté d'Ilinuk qui s'étend maintenant sur Choir ? Hé non ! (p. 104)

Nos artistes sont finalement mieux récompensés de leur peine. Suspendus par la taille à une corde fixée à un mât puis poussés avec force contre un mur blanc sur lequel ils s'écrasent et rebondissent une fois, deux fois, trois fois, les artistes ensanglantés exécutent là, avec leurs tripes aussi bien qu'avec leur tête, des fresques qui ne nous laissent pas insensibles. Si elles ne nous tirent pas des larmes non plus. (p. 161)

Nous travaillons la pierre avec obstination, avec rage, dans le but d'user nos outils, puis nos ongles donc, mais animés surtout par la volonté de parsemer Choir de ruines désolantes. Car jamais nous n'achevons nos constructions - nous n'allons tout de même pas nous installer à Choir ! -, nous les livrons en chantier aux araignées et aux punaises, aux chauves-souris, aux hiboux, aux champignons, aux mousses, aux orties. Sous la lune, Choir paraît presque abandonnée. Nous avons beau savoir - et pour cause (nous sommes tapis derrière les blocs) - qu'il n'en est rien, ce songe fugace nous emplit l'âme d'une joie sauvage. (p. 228)

Nous expérimentons sur une brebis des remèdes à ces lourdeurs de tête et d'estomac qui font de nous des êtres si pesants, créatures des boues et des poussières. Nous lui coupons une première patte : la voici déjà moins assujettie au sol. Nous lui coupons une deuxième patte, et c'est une déception : la brebis s'affaisse (quelle que soit la patte choisie). Hypothèse la plus vraisemblable, que nous devons à Nganamba : dans le feu de nos recherches, nous n'avons pas attendu suffisamment avant de pratiquer la deuxième amputation. La brebis - qui n'est pas un aigle - a défailli, effrayée par cette légèreté nouvelle, le vertige de cet infini qui soudain s'ouvrait pour elle. Il lui faut du temps entre chaque opération afin qu'elle s'adapte ; et il en faudra davantage encore lorsque nous en serons à l'amputation de sa dernière patte, l'ultime amarre. Si l'expérience se révèle concluante, et le contraire serait étonnant, alors nous ouvrirons le protocole à des volontaires humains. Tous les habitants de Choir se sont déjà portés candidats. (p. 229)

Éric Chevillard, Choir (Minuit, 2010)

Quelques citations pour inviter ceux qui n'auraient pas encore découvert les sombres beautés de l'île de Choir a l'explorer au plus vite - et quelques liens vers des critiques, des vraies :

::: « Éric Chevillard : Choir « sans intention » — mais vers le haut ». Entretien avec Roger-Michel Allemand (@nalyses)

::: trois billets chez Didier da Silva (halte là), ici, et
::: Philippe Annocque (hublots)
::: François Bon (tiers livre)
::: Christophe Claro (Le Clavier Cannibale II)

::: Erwan Desplanques (Télérama)
::: Éric Loret (Libération)
::: Patrick Kéchichian (La Croix)
::: Isabelle Rüf (Le Temps)

::: et aussi bien sûr L’autofictif, le blog d’Éric Chevillard, dont le deuxième volume de l’édition papier L’autofictif voit une loutre, vient aussi de paraître aux éditions de L’Arbre vengeur.

mercredi 20 janvier 2010

le trou béant d’un sarcophage en béton

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Après l'incident, on s'est occupé de moi. Il y a des intervenants pour ça, des étapes obligatoires, une méthode. J'ai été le cas sur lequel on déroule la procédure, et c'est une chose bien connue que, chaque cas étant unique, celle-ci à un moment ou à un autre doit être adaptée. Dans le domaine particulier des procédures d'urgence, aucun technicien, aucun ingénieur, même le plus inventif, ne viendra à bout du challenge qui consiste à tirer d'une situation toutes les conséquences en termes de risques, à envisager le pire pour en limiter l'impact, le pire dans l'univers des possibles n'étant pas une figure statique, facile à saisir, bien au contraire, en matière de pire on peut toujours faire mieux, et la réalité des incidents qui est riche et complexe est toujours une leçon d'humilité.
Quand au risque nucléaire, le circonscrire à l'enceinte de confinement, idéalement on aimerait bien, on tend vers ça, pour finalement dans la pratique s'en remettre aussi aux statistiques, la probabilité que ça arrive ou que ça n'arrive pas, l'incertitude, son seuil de tolérance, etc., on imagine, des heures et des heures passées à dresser la carte des cas connus et répertoriés ou prévisibles, qui s'enrichit du retour d'expérience, et le reste, l'impondérable, les taches blanches, qu'on ne se représente même pas. Quand l'incident se produit, c'est grave ou c'est moins grave, sur l'échelle INES notée de 1 à 7 de la sûreté nucléaire, ça peut être grave collectivement ou de façon isolée pour un travailleur ou deux, les statistiques intègrent ça aussi, le bien du plus grand nombre et la quantité négligeable. (p. 34-35)

Impénétrable, indestructible. Et ce que l'hermétisme du dehors traduit du dedans. Elle séduit. Disons qu'elle peut séduire. Par ce qui est à l'œuvre au cœur du réacteur dans l'assemblage minutieux des pastilles d'uranium, la fission nucléaire, si simple dans son principe. Par ce qu'elle dit surtout de la maîtrise acquise par l'homme des lois de la matière et de la manière d'en libérer l'énergie. Une énergie colossale, contenue, tout est là, dans un confinement qui ne demande qu'à être rompu pour donner toute sa mesure. En salle de contrôle, un agent appuie sur le frein. Plusieurs freins à disposition. Plusieurs variantes d'un seul principe, l'absorption des neutrons.

Ce qui est à l'œuvre au cœur du réacteur, c'est l'illustration par l'exemple de la fameuse équation d'Einstein, E = mc2, qui met face à face, dans un rapport constant, l'énergie et la masse, deux choses qu'il n'allait pas de soi de rapprocher, l'une établie comme proportionnelle à l'autre, tant il est vrai que rien ne disparaît mais se transforme. Un neutron libre percute un atome. Plus précisément, un atome lourd, uranium ou plutonium, capte au sein de son noyau un neutron libre. Le noyau devient instable, se scinde en deux, et libère deux ou trois neutrons. Parce qu'il perd en masse, sa fission dégage de l'énergie. À l'échelle de l'atome, c'est une énergie considérable. À notre échelle à nous, elle ne le devient que par le principe même de la fission nucléaire qui veut qu'une fois amorcée, la réaction se propage à des milliards d'atomes en quelques fractions de seconde. La sensation de l'homme qui comprend ça, qui sait être le premier dans l'histoire des hommes à le comprendre ? La sensation de cet homme, en l'occurrence une femme, Lise Meitner, réfugiée en Norvège en 1940, à l'instant où l'idée jaillit qu'elle sait être la bonne, d'une portée inimaginable, sans commune mesure avec ce qui a été mis au jour jusqu'ici ? (p. 106-109)

Il se tient debout au bord de la piscine, vide. Il se tient debout en combinaison étanche, heaume ventilé et masque à gaz sous le heaume, incapable de franchir le pas qui lui permettrait d’agripper la rampe, de pivoter, puis de poser son bottillon droit en caoutchouc blanc et semelle crantée sur le premier barreau de l’échelle, en prenant bien garde de ne pas s’enrouler ou entortiller le cordon d’alimentation, une fausse manœuvre qui couperait net l’arrivée d’air au plus mauvais moment, une fois atteint le fond de la piscine ; pour l’instant, en cas d’urgence ou sur un coup de tête, il peut encore agir, arracher le heaume et le masque et respirer librement, mais quinze mètres plus bas, ce qu’un homme sans tenue de protection est surtout libre de respirer, ce sont les gaz et aérosols radioactifs libérés par les parois, tritium, cobalt, césium, etc. Il entend la voix derrière lui, à travers le heaume, qui lui donne l’ordre pour la deuxième fois de descendre. Il ne réagit pas. Il se tient debout, tétanisé, sans rumination, sans conflit intérieur. Devant lui, la piscine. Le trou béant d’un sarcophage en béton, vide. Sous le matériel de manutention peinte en jaune, pont roulant, treuils et mâts de levage, non plus la surface troublante et lisse de l’eau animée par une lumière intérieure, non plus cette eau qui vous tend les bras, dont le charme par la seule magie de sa couleur repousse les hésitations et les craintes, mais une fosse vide et grise dans son cuvelage d’étanchéité. Il ne peut pas descendre. Il sait qu’il ne pourra pas le faire. Il ne le sait pas à la manière d’un bipède doué de parole et raisonnable, mais d’instinct. C’est en engagement massif de tout le corps contre la volonté, si tant est que la volonté, depuis qu’il est entré ici, ait eu son mot à dire. La voix est celle, identifiée du chef d’équipe qui en appelle à la raison. Les gars de la première vague ont eu leur dose. Maintenant c’est à eux de jouer, lui Bernard et ses collègues qui attendent le début de l’intervention habillés comme lui en tenue Mururoa, tant qu’à faire, quitte à devoir y aller, qui voudraient en être déjà débarrassés, et s’impatientent. Un homme le double, suivi d’un deuxième, etc., lentement, avec précautions, ils commencent à descendre. (p. 121-123)

Elisabeth Filhol, La centrale (POL, 2010)

L’écriture lumineuse et rigoureuse de ce premier roman fait éprouver au plus près la fascination pour la centrale, les centrales, le bleu ultraviolet de leurs piscines, l’énergie inouïe enfouie dans leur cœur de béton ; mais aussi l’étrange, rationnelle et inquiétante manière dont y sont organisé le travail et gérées les fragiles ressources humaines ; et, surtout, les émotions des hommes que la centrale dévore et use prématurément, entre excès d’adrénaline et banalisation des gestes, peur de la surdose et peur du chômage, anesthésie et angoisse.

Elisabeth Filhol est née le 1er mai 1965 à Mende en Lozère. Elle travaille dans l'industrie comme audit et analyste financière et vit à Angers.

::: lire les premières pages
::: François Bon
::: Martine Sonnet
::: Nathalie Crom (Télérama)

mercredi 30 décembre 2009

un fil d'Ariane qui ne mène nulle part

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Et le corps ébloui se diffracte, et s'abîme - il se perd, dans les innombrables fragments (des bris de verre, déboîtant la lumière) d'une bouteille que la main, ainsi, n'a plus tenue. On ne sait pas de quoi cet aveugle au miroir impossible mourra de s'aimer trop s'il écoute l'hymen de l'océan déchirer sa membrane au coin des éboulis et, par ces béances, se disperser les légendes du monde, ou (...)

Un écho lui tiendrait lieu d'origine (sur la peau des éclaboussures de vin en retracent la mémoire, le sang des mythes)

La main inutile, à la prise d'un schème où gazouillait jadis Tout, aboli, reste le noeud d'un hymne sans chiffre. Je dis : ouvre ta gorge, Popée, chante. (p. 16)

Popée va-t-en mêler tes larmes d'aveugle aux gouttes délogées qui payent, de honte et en silence, la rançon du chaos, - presque rien. Mais j'oublie que tu saignes, toi aussi, et tu dis : je suis le clochard de l'Être. Que le sang de personne que tu laisses derrière toi est un fil d'Ariane qui ne mène nulle part, sinon à la déchirure elle-même ? Que tu vis dans les éclats. Pas dans un labyrinthe.

Autour, la boue remplace la terre. Doucement, ses pieds s'engouffrent au fond des herbes vierges, coloriés par la vase. Il disparaît derrière les falaises - je chante. (p. 19)

Pierre Vinclair, Barbares (Flammarion, Poésie, 2009)

« Un triptyque composé d’une épopée, d’une tragédie et d’un cantique », selon l'auteur.

Pierre Vinclair est né en 1982 à Aurillac. Il enseigne la philosophie à Rennes et a publié :
- L’Armée des chenilles : roman (Gallimard, 2007)
- Ce monde en train : recits (La Part commune, 2009)

Il est actuellement en résidence à la villa Kujoyama, à Kyoto, où il tient un blog, Pierre Vinclair au Japon.

::: l'analyse critique de ce recueil par Florence Trocmé, la notice Poezibao et d'autres extraits

::: un poème sur ré pon nou, le blog des éditions du corridor bleu, et un autre chez libr-critique.

samedi 26 décembre 2009

lire en profondeur

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Monsieur Kraus quitta le journal de bonne humeur. Il savait que, par les temps qui couraient (à reculons ? de travers ?), « la seule façon objective de commenter la vie politique, c'était d'en faire la satire ». (p. 9)

Le Chef aimait le changement parce qu'il n'aimait pas rester à ne rien faire. Et il n'aimait pas rester à ne rien faire parce qu'il aimait le changement. Telle était sa position sur la question. Le Chef pouvait faire siennes des positions différentes, mais sur d'autres sujets. Sur le fait de rester à ne rien faire ou de passer à l'action, il avait adopté cette position. Ces deux positions.
Il essayait d'alterner. Il tirait fierté tantôt de l'une, tantôt de l'autre. Le Chef disait :
- On appelle ça la propriété commutative du langage. De même que deux plus trois égale trois plus deux, ne pas aimer rester à ne rien faire égale aimer le mouvement. Tout comme aimer le mouvement égale ne pas aimer rester à ne rien faire. Je ne sais pas si vous m'avez bien compris.
Les deux Assesseurs avaient compris.
- Donc, dit le Chef, en, désignant l'un d'eux, vous !
- Moi ?
- Oui, vous !
- Qu'est-ce que j'ai fait ?
- Rien. C'est justement le problème. Il faut faire quelque chose. On ne peut pas rester sans rien faire. Je vous ai déjà expliqué l'idée de propriété commutative ?
- Oui, Chef. On a adoré ! Ça fait cinq. Trois, plus deux, ça fait cinq.
- Visiblement, vous n'avez rien compris. Ce qui importe, ce n'est pas le résultat, c'est le mouvement. Vous saisissez ?
Les deux Assesseurs avaient parfaitement saisi. Pour la deuxième fois.
- Bien. Maintenant, tous les deux, vous allez vous asseoir et vous allez taper par terre avec vos pieds, sans relâche, jusqu'à ce que je vous dise d'arrêter. Allez, vous tapez jusqu'aux prochaines élections !
- Quelle belle idée, Chef. (p. 25-26)

- De ce côté-là, des hommes obéissant aux ordres du Chef tirent sur les oiseaux les plus lents, dit monsieur Kraus.
De ce côté-ci, le Chef ramasse un ou deux oiseaux blessés et, au vu et au su de tous, décide de les soigner, avec dévouement, en se consacrant exclusivement, jour après jour, à leur complet rétablissement. Sauver au moins l'un de ces oiseaux devient alors une obsession.
Un homme ingénu pourra penser qu'il eût été plus simple de commencer par ne pas donner l'ordre de tirer sur les oiseaux. Pourtant, l'année suivante, le processus se répétera. (p. 49)

- Lire en profondeur... murmura monsieur Kraus.
Un politicien ne lit pas de livres, dans le meilleur des cas il lit les titres. Avec les gens, il fait pareil. (p. 101)

Gonçalo M. Tavares, Monsieur Kraus et la politique (Viviane Hamy, 2009)

Toujours aussi savoureux que les deux volumes précédemment traduits, Monsieur Valéry (Viviane Hamy, 2008) et Monsieur Calvino et la promenade (Viviane Hamy, 2009), la suite des évocations par Gonçalo M. Tavares des habitants de son « bairro » en forme de bibliothèque idéale. Le « Chef » évoque furieusement certain(s) dirigeant(s) actuel(s) de notre pays, et, dans ce volume-ci, on trouve en prime une postface d’Alberto Manguel.

mercredi 23 décembre 2009

dans l'espèce le corps te persécute

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S'il ne faut plus dire
La sentence ou le panthéon
La mort ou le rat

En l'espèce,
Plus fin que l'homme, l'âme, la triste,
Plus illustre que les crustacés
Plus tenace que les abeilles hésitantes

S'il ne faut plus dire
Les espèces ou la multiplicité
L'un dans l'autre,
La fuite en contre-jour (p. 17)

Et s'il fallait dire les signes de la parole,
Et s'il fallait être la parole par son silence,

Parce que, dans l'espèce, le corps
Te persécute, il me faut lui signifier
Qu'il est une mer des tremblements,
Un lieu d'être en son absence,
Une excitation, c'est-à-dire,
Un refus qui se nie infiniment,
Un corps meurtri,
Rouleau d'algues et de rats tremblants,
Qui se rongent, la carcasse, qui se tremblent,

Absente figure de l’espèce,
Il n’y a plus d’espèce,
Que son témoignage (p. 43-44)

Mathieu Brosseau, L’espèce (Mots Tessons, 2009)

Aux éditions Mots Tessons également, un joli petit livre 10 par 15 qui arpente les espaces de l'espèce en posant successivement deux questions :
« Et s'il ne fallait plus dire
Que les signes du silence ? » (p. 15)
« Et s'il fallait dire l'absence
Quels seraient les signes du silence ? » (p. 37)

Avec une belle préface de Fabrice Thumérel, dont on peut lire aussi un article dans libr-critique.

Mathieu Brosseau est né le 23 décembre 1977 à Lannion. Il est bibliothécaire à Paris et anime la revue en ligne plexus-s.
Il a publié :
- L’Aquatone (La Bartavelle, 2000)
- Surfaces : Journal perpétuel (Caractères, 2003)
- Dis-moi (La Rivière échappée, 2008)
- La Nuit d’un seul (la Rivière échappée, 2009
- UNS (publie.net, 2009)

::: le site / blog de Mathieu Brosseau

essaimer comme dispositif ou colonie

Il y a des phrases qui façonnent et celles qui racontent. Les premières appellent la constance, les secondes le changement. Le langage définit ainsi deux manières de vivre : apprendre à obéir, ou apprendre à naître. Passé le cap de choisir, arrive la littérature dépourvue de fonction, et la solitude heureuse. Avec elles, la liberté de se tromper, comme celle de quitter l’humain pour l’animal. (p. 11)

Ce ne sont ni le corps, ni l'esprit, qui parlent, mais leurs masses fondues sous le blindage d'une fonction commune, partagée entre ligne de défense et ligne de front. Quelqu'un agite la langue entre l'index et le majeur en V. Il reprend cette idée de fusion, de communion, mais de façon obscène, comme l'y pousse son statut, et la présence des autres subalternes. (p. 13)

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Nullité de la tentative qui prétendrait dépasser la description, nullité de la description. Ecrire ne se peut qu'en l'absence d'histoire. Il ne s'agit pas de raconter, mais d'occuper une position, et d'implanter des racines, ou des neufs, sans considération pour l'idée de patrie, d'antériorité, de bon droit. Se précipiter sur chaque terre vierge à portée. Essaimer, ne plus exister en tant que personne, mais comme dispositif, essaim ou colonie. L'affirmation de soi disparaît au profit d'une obstination collective où les relations se nouent et se dénouent à la vitesse de l'éclair. Explosions d'écailles, horde filandreuse, étirée le long du fleuve dont la boucle brille au soleil ; il semble qu'un pouvoir opère encore, mais rien ne dit qu'il concerne les humains. Des milliards de sardines font un va-et-vient au large de l'Afrique australe, portées par un réflexe fossile qui les menait jadis très loin, vers le nord, lorsque les eaux glaciaires emplissaient les océans, mais qui les pousse désormais au-devant des courants chauds de l'équateur, contre lesquels elles rebondissent avant de faire demi-tour, livrées aux prédateurs, baleines, requins, dauphins, phoques, cormorans et toutes sortes de poissons tropicaux affamés. Comme ce banc innombrable, l'écriture perpétue l'éclosion de vies aberrantes et sacrifiées. Quelle que soit la langue, les mots parasitent un hôte aveugle sourd et muet, un mouvement sans corps, mais tangible comme le sexe. Surgi du fond des âges, ce vecteur pointe son épine sur les troupeaux agenouillés. Arrosé de beurre fondu, de blé cuit avec de la viande, il est couvert de mouches dont les yeux sont nos étoiles. Peu importe qu'on soit d'ici ou d'ailleurs, nos sacs sont vides et nos chèvres sont sèches à force de marcher. Nous nous sommes lavés dans la mort, mais le monstre ne laisse sortir personne (p. 15)

Philippe Rahmy & Stéphane Dussel, Cellules souches (Mots Tessons, 2009)

Une écriture pleine de lignes de fuite pour dire les lignes de défense, les lignes de faille et les lignes de front du corps et de l'esprit.

Philippe Rahmy est né le 5 juin 1965.
Il est l’un des membres fondateurs de remue.net et a publié notamment :
- Mouvement par la fin. Un portrait de la douleur (Cheyne, 2005)
- Demeure le corps. Chant d’exécration (Cheyne, 2007)
- SMS de la cloison (publie.net, 2008).

Il vient de créer son blog, kafkaTransports. Fret littéraire, au titre tout aussi magnifique que celui du présent livre.

Cellules souches est l’un des premiers livres des éditions Mots Tessons, créées par Armand Dupuy et Stéphane Dussel.

::: un article de Fabrice Thumérel (libr-critique)

dimanche 20 décembre 2009

dans la prostration du langage

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Aujourd'hui, la litanie de l'époque est éloquente.
« C'est la crise pour tout le monde. La crise financière secoue les économies. Elle modifie notre existence. Comment faire pour l'affronter ? Elle altère de deux points le moral des Français. Il va falloir adapter nos modes de vie. La fin de la crise n'est pas pour demain. Elle est pour demain. La crise de système est devenue une crise de confiance. »
Toutes ces phrases d'experts autoproclamés, que vous entendez dans les médias, ont pour point commun de ne spécifier aucun contexte. Je peux aussi bien remplacer le mot « crise » par le mot « dieu » ou par le mot « diable », une question demeure : avez-vous une quelconque prise sur la situation que désigne ce mot ? Si je reprends la dernière phrase, soit « La crise de système est devenue une crise de confiance », pouvez-vous vous projeter distinctement dans ce « système », et comprendre les liens réels qui le relient à votre existence ? Quant à cette « crise de confiance », elle n'est pas plus claire. Qu'est-ce que cet environnement glauque, sans localisation précise, où votre confiance serait en berne ? Enfin, qu'est-ce que cette conversion d'une raison systémique en raison psychologique ? Le manque de précision est évident. De quoi parle-t-on au juste? Ces mots ne font référence à aucun contexte. Ce sont des coquilles vides, qui planent très haut dans l'éther.
Mais personne ne relève ces carences. Dès le petit déjeuner, à la radio, ces phrases diffusent une angoisse sourde, qui vous retient de clarifier leur usage. Elles vous intimident et réduisent à néant votre potentiel critique face à ce qui apparaît comme un incommensurable et affligeant déterminisme. La crise existe comme les monstres sous les lits des enfants. Lorsque vous reprenez ensuite ces arguments pour les échanger dans des conversations ordinaires, vos propos intimidés deviennent à leur tour intimidants. Ils rendent illégitime la critique sociale, et subsidiaires les questions touchant essentiellement au vivre-ensemble. C'est ainsi que prend forme le consensus de crise : dans la prostration du langage. C'est ainsi que toute disposition individuelle à la vulnérabilité psychologique est travaillée au corps par le langage ordinaire, par ces mots qui n'ont l'air de rien.
À un degré plus hollywoodien encore, cette intimidation peut devenir un véritable instrument de communication, comme en attestent les récents propos d'un ministre :
« Je crois qu'il est très malvenu d'aller manifester dans la rue alors que nous sommes en pleine crise (...) il faudrait plutôt penser à se serrer les coudes. »
Cette phrase vous atteint en vous culpabilisant. Sa rhétorique de l'urgence vous fait percevoir que vous êtes, contre votre volonté, membre de l'environnement de la crise. Mais pour que cette perception soit optimale, elle doit rester imperméable au langage clarifié. Vous pourrez bien vous offusquer de ces propos, ils vous atteindront profondément. Ils vous intimideront et vous plongeront dans cette « nuit sans fin », inexprimable et inconcevable. Une fois de plus : où vos mots s'éteignent, la crise apparaît. Pourtant, avec un peu d'acuité, le message hollywoodien de ce ministre pourrait facilement être retourné dans quelle mesure l'illusion métaphysique d'un déterminisme affligeant nommé crise est réalisé et entretenu afin de vous empêcher de descendre dans la rue pour rappeler aux dirigeants de ce pays que vous n'êtes pas responsables de la crise et n'avez pas à en faire les frais ?
Vous n'êtes pas responsable de la crise et n'avez pas à en faire les frais. Soit, mais se dégager de cette responsabilité suppose désormais de parvenir à identifier les conditions de sa vulnérabilité au niveau individuel. Par-delà le clivage opposant l'angoisse vécue au quotidien et le divertissement qui la rend supportable, une alternative critique consiste à reprendre le cours de la conversation pour tenter de désigner la « nuit sans fin » qui vous terrifie. Déjouer l'illusion métaphysique du langage permet d'identifier les limites de la crise économique mondiale à l'échelle I. Les effets désastreux constatés dans la vie de chacun sont les fruits d'arrangements qui n'ont rien d'ésotérique. Ces dérives financières s'inscrivent dans des pratiques réelles qui prennent forme dans des lieux réels, comme ceux que fréquente le ministre cité plus haut : des salles de conseil d'administration de multinationales ou de banques, des conseils des ministres, des salles de réunion des grands de ce monde (Fonds Monétaire International, Banque mondiale, G20, etc.), des lieux plus informels dévolus à la réflexion ou à l'apprentissage de la gestion de crise, etc. De même, le mot « bourse » ne désigne pas un événement qui cause votre perte, mais un lieu identifiable sur une carte, un lieu où l'on spécule, avec des salles de conférences, de séminaires, des bars lounge où l'on parle clairement de l'état du monde. Ceux qui occupent de tels lieux succombent moins que vous à l'illusion métaphysique de la crise. L'intimidation y est plus rare, le langage n'y connaît pas de fin. Ceux-là savent que la crise n'est pas satellisée dans un ciel métaphysique, qu'elle n'est qu'une illusion résultant d'un consensus d'intimidation qui interdit d'investir pratiquement en mots et, par là, en actes, les lieux où se noue le théâtre des opérations.
Si, pour reprendre les mots de Claude Lévi-Strauss, « la crise est bonne à penser », il reste à définir le cadre et la démarche de cette réflexion. Laisser ce projet aux sciences économiques et aux sciences politiques revient à occuper un niveau hollywoodien qui contribue à entretenir l'illusion métaphysique. L'existence de chacun ne se renouvellera pas en profondeur sans une clarification régulière de l'usage qui est fait du langage ordinaire. Wittgenstein avait, en son temps, assigné ce projet à la philosophie - ce qui constitue sa profonde modernité. Cet accès à la raison anthropologique de la crise n'est pas la chasse gardée d'une élite de spécialistes. Elle est une discipline de vie, une lanterne pour avancer dans les marais de ce que les historiens et les politiciens nomment « civilisation ». Lorsque les mots seront clairement prononcés, le temps sera venu de ne plus se faire d'illusions.

Éric Chauvier, La Crise commence où finit le langage (Allia, 2009, p. 40-46)

::: voir aussi : C’est que du bonheur (Allia, 2009)

dimanche 13 décembre 2009

la moindre des politesses

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Si l’on peut s’imaginer avoir quelque chose d’important à dire, la moindre des politesses consiste à faire sentir ― sans insister ― qu’on en doute sérieusement.

Didier da Silva, « Pense-bête »

::: sur son nouveau blog Halte là : si comme moi vous étiez jadis fan des Idées heureuses et que vous ne l'avez pas encore découvert, précipitez-vous !

::: quant au dessin, il est de François Matton : si vous ne connaissez pas encore son « blog à dessin », Tout va bien, je vous conseille aussi fortement une visite.

jeudi 10 décembre 2009

que la nuit les verticales disparaissent

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Quand comme moi en tout cas on ne connaît de Paris que l’approche par train, c’est comme intégrer la ville de l’intérieur même de la ville. Il n’y a pas ce moment où la ville s’apparaît comme image éloignée, on dirait que la voie ferrée se fraye diffcilement chemin entre les maisons et les hangars, dans les arrière-cours. Les maisons hautes et grêles s’écartent de justesse du passage. On passe devant des fenêtres mais on ne voit rien des intérieurs derrière ombrés. On franchit sans doute les murs de la ville et presque aussitôt on s’enfonce dans le noir des tunnels. On ouvrira finalement la ville de bas en haut comme on lève une trappe. On se trouvera dans une gare, on se déplacera sur des tapis roulants, on prendra le métro, on remontera à la surface. Et là et seulement là on se dira : je suis à Paris. (p. 20-21)

C’était comme si la nuit aplatissait l’hôtel, en nivelait les hauteurs, les hiérarchies. Le parking souterrain creusait sous le massif de l’hôtel comme un val abîmant les constructions au-dessus. La nuit j’étais mon propre patron. J’ouvrais une porte dérobée dans le parking, je fumais un joint, je continuais ma ronde. Je balayais le hall, je longeais les corridors, je contournais la piscine. Mes déplacements étaient lents. J’avais beaucoup de temps, trop de temps. Je hantais le café-bar plusieurs heures la nuit. J’apprenais à vivre au pied d’un massif, dans l’idée de vallée. Banff tout entière avait été bâtie vallée. La nuit les montagnes disparaissaient, reparaissaient le jour. J’avais grandi au contraire sur des plateaux, où la montagne disparaît le jour, on est dessus mais on ne la voit pas, et surgit brusquement dans les peurs et les rêves, dans la possibilité d’un précipice et d’un gouffre. J’apprenais à vivre dans une vallée, dans une ville-vallée, où la nuit camoufle les massifs et où le val n’est plus surgissement et descente et vitesse mais marche et déambulation et lenteur. Je venais du haut de la montagne et je ne savais rien du pied de la montagne, pour moi le pied de montagne c’était une coulée noire et inhabitée, et l’idée qu’on puisse habiter au pied d’une montagne m’a toujours paru mystérieuse. Donc je ne comprenais rien à la ville-vallée. Et je n’avais rien pour m’aider à m’approprier la ville-vallée. Alors je me perdais tranquillement dans la ville-vallée. Je me soumettais aux ordres de la ville-vallée. Mais qu’est-ce que je croyais ? Non mais qu’est-ce qu’on croit ? Ça ne va pas de soi tout ça, la ville-vallée et son organisation. Ça ne va pas du tout de soi. Que le niveau de la chaussée, vitrines, hall, commerces, soit tissé de signes anglais et japonais et de signes de dollars. Que la langue française soit mise en commun et élevée en nombre dans la salle souterraine. Qu’un parcours dans la ville soit translation sur la rue principale comme au long d’un talweg. Que la nuit les verticales disparaissent et les groupes s’entrechoquent dans les bars du centre-ville. Que cette ville enfin au bout de votre translation vous jetait aussi facilement qu’elle vous avait pris, et vous remplaçait aussi vite. (p. 64-65)

L’avion c’est la ville. Cela monte et redescend sur le béton et le verre, comme s’il n’y avait entre de prairies et de lacs et de forêts. Dans l’avion on n’a pas l’impression d’avancer comme sur la route. On reste quelques heures immobile au-dessus de la ville, on redescend. La ville a changé, mais c’est toujours la ville. La première fois que j’ai pris l’avion je devais avoir environ six ans. Mes parents m’avaient envoyé à Montréal pour subir une opération à l’œil. L’avion décollait de l’aéroport de Charlot, au Nouveau-Brunswick. Mes parents étaient restés sur la piste. Ma mère me rejoindrait par la route quelques jours plus tard. Un oncle allait me cueillir à l’aéroport de Montréal. Je portais au cou une cocarde avec l’inscription ENFANT TOUT SEUL. Je me rappelle la vue du tapis de nuages à travers le hublot. J’ai longtemps douté de cette vision, l’avion volait-il vraiment au-dessus des nuages ? À Montréal j’avais raté ma descente d’avion. Tout le monde était sorti, moi je ne savais pas quoi faire, j’étais un enfant tout seul. Je restais assis. Finalement un agent de bord est venu, il m’a pris par la main et m’a guidé dans les allées. Je n’avais pas compris encore que j’étais sorti de l’avion. Il n’y avait pas eu de transition par l’extérieur. Pour moi c’était toujours l’avion. Puis je me suis retrouvé dans une très grande salle, très complexe, bruyante et lumineuse, et j’ai su que j’étais sorti de l’avion. Mon oncle m’attendait. Il m’a dit Tu n’as pas de manteau ? C’était l’hiver. On a attendu longtemps, des agents sont revenus avec mon manteau, je l’avais laissé dans l’avion sans comprendre que j’en sortais. Et est-ce que le corps comprend jamais, même plus tard adolescent ou adulte, ce sont les mêmes salles, les mêmes sièges, l’avion c’est passer simplement d’un couloir à un autre, on oublie toujours son manteau. (p. 67-68)

Mahigan Lepage, Vers l’ouest (publie.net, 2009)

Avaler l’asphalte - découvrir, parcourir et habiter des villes - et repartir vers l’ouest - en un seul long paragraphe haletant pour road-movie désenchanté.

Mahigan Lepage est québécois. Pour l’instant son blog, Le dernier des Mahigan, est en panne et fait planter firefox, mais on espère que cela ne durera pas…

::: en attendant on peut en profiter pour se promener dans la nouvelle interface, très réussie, de publie.net.

mardi 8 décembre 2009

il n'y a pas de notice

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Pour ne pas être prise de pleurs ou d'un découragement paralysant (Tiens voilà, je m'écroule ici au milieu de cette place, je ne suis plus qu'un tas d'étoffes, je disparais même de ce tas d'étoffes, dans quelques heures quand ils le soulèveront au moment du nettoyage de la place, ils ne découvriront rien d'autre, je me serai volatilisée), Vera Candida lissa l'intérieur de son crâne, elle en fit une coquille vide et parfaite, à la surface aussi polie et douce que la nacre d'un coquillage. Ce fut la condition pour ne pas retourner sur ses pas et pour se remettre en marche, la mémoire neuve et le crâne dépeuplé. Elle voulait traverser ce bout d'océan, trouver la cousine à l'auberge espagnole et se débarrasser du bébé qui grandissait dans ses entrailles. Elle ne pourrait rien faire de tout cela si elle était emplie de remords. (p. 88)

Vera Candida resta interdite dans le couloir et se souvint de ce que disait sa grand-mère Rose Bustamente, Dans la vraie vie, on ne comprend pas toujours tout, il n'y a pas de notice, il faut que tu te débrouilles pour faire le tri. (p. 150)

Les vies se transforment en trajectoires. Les oscillations, les hésitations, les choix contrariés, les déterminations familiales, le libre arbitre réduit comme peau de chagrin, les deux pas en avant trois pas en arrière sont tous gommés finalement pour ne laisser apparaître que le tracé d'une comète. C'est ainsi qu'Itxaga devint peu à peu ce qu'il est encore et que, de loin, on ne pouvait lui imaginer une autre vie que la sienne. (p. 227)

Véronique Ovaldé, Ce que je sais de Vera Candida (L’Olivier, 2009)

L’histoire, dans une l'île imaginaire de Vatapuna, d’une lignée de quatre femmes qui se battent contre la fatalité, dans une écriture très singulière, mélange, acidulé et empoisonné, de burlesque et de violence.

Véronique Ovaldé est née en 1972.
Elle travaille dans l'édition et a publié auparavant :
- Le Sommeil des poissons (Seuil, 2000)
- Toutes choses scintillant (L'Ampoule, 2002)
- Les hommes en général me plaisent beaucoup (Actes Sud, 2003)
- Déloger l'animal (Actes Sud, 2005)
- Et mon cœur transparent (L’Olivier, 2007) Prix du livre France Culture – Télérama.
- Ce que je sais de Véra Candida (L’Olivier, 2009) a obtenu le Renaudot des lycéens et le Prix du Roman France Télévisions

::: Hubert Artus (Rue89, 22 août 2009)
::: Cuneipage, 22 août 2009
::: un article de Philippe Lançon et un entretien (Libération, 25 août 2009).

dimanche 6 décembre 2009

observatoire des réalités non ordinaires

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Il avait pourtant tout essayé. Mantras, marche à pied, méditations en tout genre. Mais aucune des techniques que lui avait apprises Zangpô ne lui était à présent d'une quelconque utilité pour se défendre contre celles que le maître appelait les ennemies publiques numéro un du bonheur : les Pensées. Si ingénieuses, si inventives quand elles s'occupaient de science, de techniques ou d'organisation du quotidien, ces petites cheftaines avaient tendance à faire valoir leurs droits dans toutes les sphères de l'existence, surtout là où elles n'avaient aucune légitimité. Et encore plus lorsqu'elles achoppaient sur un problème qu'elles étaient censées résoudre. Non contentes de leur incompétence, elles finissaient par dérégler l'ensemble du système, créant, par leur prolifération, insomnies, dystonies neurovégétatives, dyspepsies, crises de tachycardie. Il leur faudrait une bonne guerre. Une blitzkrieg. Un truc comme une machine à décerveler. Une société anonyme d'actions non cotées en Bourse qui lutterait contre la logique boursière. Maintenant, à quoi pourrait ressembler cette machine à décerveler ? Des comprimés à ingurgiter ? Ça existait déjà, ça s'appelait des médicaments ! Des écrans à regarder ? Ça existait déjà, ça s'appelait la télé ! (p. 257-258)

OBSERVATOIRE DES RÉALITÉS NON ORDINAIRES (APRÈS UN JEÛNE DE DEUX JOURS ET UNE TECHNIQUE YOGIQUE DE CONTEMPLATION CONTINUE DE LA PLACE)

Date : le 28 août à 20 heures
Lieu : terrasse du café Saint-Sulpice, Paris 6e
Temps chaud et sec
Je fixe un arbre sans ciller
Des personnes passent comme en surimpression
Une jeune femme, une autre, un vieil homme et un enfant, deux autres femmes
Toujours l'arbre
Des voitures passent, fixer l'arbre
D’autres passants
Passe un bus
Yeux qui pleurent, tenir bon
Toujours l'arbre, bruits de klaxon
L'arbre
Arrêter, mal aux yeux
Maintenant l'église
Je fixe l'église sans ciller
Les voitures continuent de passer
Devant l'église, quelques clochards, ils se chamaillent
Je fixe l'église, mes yeux pleurent, je tiens bon comme j’ai tenu bon ces deux derniers jours pour le jeûne, je ne bats pas des paupières, toujours l'église
Ciel magnifique, lumière orangée
Des passants se découpent dans cette lumière sidérale
Toujours l'église, elle vibre au milieu de l'air
Elle se gondole comme sous l'effet d'un psychotrope puissant, et pourtant je n'ai rien pris, je n'ai même pas bu une goutte d'alcool
Où va la beauté du monde ?
Douleur, pleurs, je suis obligé de fermer les yeux
Les passants, je me décide à les fixer
Un, deux, trois, quatre, ils passent dans mon champ de vision et disparaissent
Vertige et tristesse du monde
Je fixe une grande blonde, quelle partie au juste ? Elle est déjà partie
Je fixe un couple de quinquagénaires, ils mangent une glace, déjà disparus
Je fixe un photographe qui s'est arrêté pour prendre un cliché de l'église
Je fixe son visage de dolichocéphale rasé
Je fixe
Tout à coup, son visage explose, comme s’il se confondait avec le monde extérieur
Phénomène visuel plus curieux encore, les personnes qui passent m'apparaissent comme des taches remuantes à la façon d'amibes qui se mélangent les unes aux autres
des larmes
trop de larmes
m'obligent à arrêter

(p. 308-310)

Laurent Quintreau, Mandalas (Denoël, 2009)

La méditation emprunte d’étranges cercles, Perec est réécrit sous peyotl, des vies s’entrecroisent en formant des mandalas inédits … Mandalas est le deuxième roman de Laurent Quintreau, qui avait auparavant publié Marge brute (Denoël, 2006).

mardi 1 décembre 2009

une vérité jumelle du mensonge

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Nos regards se croisèrent, et je fis un pas en avant pour rejoindre Marie, mais je fus arrêté par le tourniquet, et je compris d'instinct que je ne pourrais pas passer, sans même devoir demander l'autorisation aux hôtesses. Je continuais de regarder Marie dans les yeux, Marie qui s'éloignait de moi, à la fois immobile et en mouvement sur les marches de l'escalator, comme prisonnière d'un soudain engourdissement du réel, d'un appesantissement du monde, Marie, paralysée, incapable d'aller dans le sens contraire de la marche et de revenir vers moi, de braver les convenances et de redescendre l'escalier roulant à contresens en se tenant à la rampe, luttant à contre-courant pour venir me rejoindre et m'étreindre sous les yeux effarés des témoins. Je voyais Marie s'éloigner de moi au rythme lent de l'escalator qui montait - Marie, immobile, de la détresse dans les yeux - je ne pouvais pas la retenir, je ne pouvais pas l'atteindre, j'étais bloqué au pied de l'escalator, et elle ne pouvait pas me rejoindre, elle ne me faisait aucun signe, le visage perdu, triste, qui s'éloignait de moi au rythme de l'escalator qui montait. Je la regardais s'éloigner de moi avec le sentiment qu'elle était en train de passer sur une autre rive, qu'elle s'éloignait vers l'au-delà, un audelà indicible, un au-delà de l'amour et de la vie, dont je devinais les profondeurs rougeoyantes en haut de l'escalator, derrière les portes capitonnées des salons privés de l'hippodrome. L'escalator les menait vers ces territoires mystérieux auxquels je n'avais pas accès, l'escalier roulant était le vecteur de leur passage, un Styx vertical - marches métalliques striées verticalement, rampe en caoutchouc noir - qui les emportait vers l'Hadès.
Marie ne bougeait pas, les yeux voilés, fixes, absents, elle se laissait emporter par l'escalator, impuissante, triste et passive, et moi ne la quittant pas des yeux, contournant l'escalator et marchant à côté d'elle pour maintenir constante la distance qui nous séparait, mais la sentant irrémédiablement s'éloigner de moi, continuant de la suivre des yeux pour ne pas la laisser disparaître de ma vue, sentant qu'elle était en train de m'échapper à jamais, mais ne tentant rien non plus pour la rejoindre, ne cherchant pas à passer en force l'obstacle du tourniquet pour essayer de l'arracher à son destin. Je croyais, sur le moment, que c'était la dernière fois que je la voyais, je la regardais s'éloigner lentement sur l'escalator, et j'avais envie de la serrer une dernière fois dans mes bras pour un ultime adieu. J'eus alors, à l'instant, la certitude que, si Marie disparaissait de ma vue maintenant, si elle passait le seuil de ces lourdes portes capitonnées des salons privés de l'hippodrome, ce serait la dernière fois que je la verrais - et qu'elle mourrait (mais ce que j'ignorais alors, c'est que, si mon affreux pressentiment allait bien se vérifier dans les mois à venir, ce n'était pas Marie qui allait mourir, mais l'homme qui l'accompagnait). (p. 148-150)

Je savais qu'il y avait sans doute une réalité objective des faits - ce qui s'est réellement passé cette nuit-là dans l'appartement de la rue de La Vrillière -, mais que cette réalité me resterait toujours étrangère, je pourrais seulement tourner autour, l'aborder sous différents angles, la contourner et revenir à l'assaut, mais je buterais toujours dessus, comme si ce qui s'était réellement passé cette nuit-là m'était par essence inatteignable, hors de portée de mon imagination et irréductible au langage. J'aurais beau reconstruire cette nuit en images mentales qui auraient la précision du rêve, j'aurais beau l'ensevelir de mots qui auraient une puissance d'évocation diabolique, je savais que je n'atteindrais jamais ce qui avait été pendant quelques instants la vie même, mais il m'apparut alors que je pourrais peut-être atteindre une vérité nouvelle, qui s'inspirerait de ce qui avait été la vie et la transcenderait, sans se soucier de vraisemblance ou de véracité, et ne viserait qu'à la quintessence du réel, sa moelle sensible, vivante et sensuelle, une vérité proche de l'invention, ou jumelle du mensonge, la vérité idéale. (p. 165-166)

Aussi curieux que cela puisse paraître, je plaisais à Marie, je lui avais toujours plu. D'ailleurs, je m'étais aperçu que je plaisais, peut-être pas aux femmes en général, mais à chaque femme en particulier, chacune croyant être la seule, par sa perspicacité singulière, son regard pénétrant et son intuition féminine, à repérer en moi des qualités secrètes qu'elles s'imaginaient être les seules à pouvoir détecter. Chacune d'elles était en fait persuadée que ces qualités invisibles, qu'elles avaient décelées en moi, échappaient à tout autre qu'ellemême, alors qu'elles étaient en réalité très nombreuses à être ainsi les seules à apprécier mes qualités secrètes et à tomber sous le charme. Mais, il est vrai que ces qualités secrètes ne sautaient pas aux yeux, et que, à force de nuances et de subtilités, mon charme pouvait passer pour terne et mon humour pour éteint, tant l'excès de finesse finit par confiner à la fadeur.
En regagnant la Rivercina, j'avais tout de suite été malade en voiture, je m'étais senti barbouillé dès que la route avait commencé à tourner. Marie avait dû s'arrêter sur un promontoire, et j'étais sorti précipitamment de la voiture pour me mettre à vomir (ah, quel séducteur, j'avais dû lui manquer). Les mains sur les genoux, le front en sueur, j'étais pris de spasmes infructueux, ne laissant plus échapper que de longs filets de salive élastiques qui coulaient entre mes pieds sur le gravier. Marie s'était éloignée pour aller cueillir des fleurs au bord de la route, elle était descendue dans le maquis et cheminait avec insouciance à flanc de colline en composant un bouquet, croquant au passage une tige de fenouil entre ses lèvres. Je l'avais dans mon champ de vision, et j'imaginais avec délices la saveur fraîche que devait avoir le fenouil sur sa langue. Lorsqu'elle vint me rejoindre, j'esquissai un sourire pour m'excuser, avec la timidité conquérante qui me caractérise. (p. 169-171)

Jean-Philippe Toussaint, La Vérité sur Marie (Minuit, 2009)

Ces quelques fragments pour faire goûter ce que j’aime dans l’écriture de Jean-Philippe Toussaint, un subtil mélange de trivialité et de références intertextuelles (très simoniennes ici - peut-être en raison de la présence centrale du cheval), d’autosatisfaction et d’auto-dérision, de goût pour le mensonge et de quête d'une vérité ultime, d’épuisement du réel et d’énergie romanesque.

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C'est l'occasion aussi de signaler (avec un peu de retard pour cause de vacances!) la mise en ligne d’un nouveau site - http://www.jptoussaint.com - assez original par sa forme et par la collaboration internationale qui lui a donné naissance. La vidéo réalisée lors d'une soirée de lancement permet de comprendre comment il a été conçu. On y trouve notamment de nombreux manuscrits, brouillons et documents divers.

vendredi 20 novembre 2009

va en cercles

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7.
On arrive par la mer depuis Hong Kong, on est comme enivré par sa propre émotion en face du paysage, devant cette expérience de beauté pure, de splendeur simple, on vient de glisser pendant une heure entre des îlots inhabités et une côte qui paraît déserte, inondée de lumière, pelée, dépourvue d'arbres ; on n'a cessé de frôler une surface où rien n'ondule, d'un vert de jade sombre, sur quoi les chalutiers de rencontre arborent des drapeaux rouges et se balancent comme des jonques. Plus loin, à bâbord, il y a des pirates, comme dans les livres d'aventure. En direction des Philippines, la traversée n'est pas sûre ; mille équipages suspects écument le vide immense - des pêcheurs réduits au banditisme, des déserteurs de la flotte chinoise, des va-nu-pieds qui ont appartenu aux guérillas musulmanes et qui les ont quittées, par manque de foi ou parce que, en quarante ou cinquante ans d'activité, elles n'ont toujours pas obtenu de victoire décisive. Sur les flots calmes, dans ce Sud de rêve, à l'écart de tout, on recense de temps à autre des tueries à la Kalachnikov, au sabre, des abordages féroces. Le soleil scintille au-dessus de ces massacres obscurs. Il scintille aussi sur les vaguelettes du port, juste ici, au-delà des vitres de l'hydrofoil. L'hydrofoil ou le jetfoil, ou le turbocat, ou le turbojet, la dénomination exacte importe peu, car pour le passager rien ne les distingue. La chaleur vibre. À l'intérieur, l'air est glacial et, sur le ponton de débarquement, la chaleur vibre. On arrive par la mer à Macau, et, dans l'humidité brûlante qui asphyxie aussitôt, on sent qu'on va enfin avoir le droit de dire adieu à tout, d'habiter ailleurs, le droit de flotter en exotisme de nouveau et comme pour toujours, c'est-à-dire au moins jusqu'à son dernier jour. Voilà ce qu'on sent: on est en terre d'accueil. L'impression est immédiate et très forte. On est là où il fallait aller, à sa place, dans un lieu d'exil idéal. Tu verras. Il est impossible que tu ne sois pas sensible à cela, puisque toi aussi tu pars pour ne jamais revenir. On vient de présenter son passeport à des jeunes femmes en uniforme qui ont oublié la notion même du sourire, des policières qui ont autant de majesté que des divinités ou des actrices, et, en réalité, on a jeté l'ancre dans la rade où on compte décliner et mourir. Sans douleur déjà on est passé avec armes et bagages au profond de la terre chinoise. Tu verras. Et toi aussi tu seras fantastiquement à ton aise, dès la première minute, comme pour le dernier voyage.

8.
Il en fallait, de la fidélité, de l'aveuglement volontaire, pour rester amoureux de cet endroit !... Je l'avais découvert dix ans plus tôt sous sa forme de bourgade coloniale, figée dans les années quarante, et ensuite je l'avais vu se métamorphoser à grande vitesse en une affreuse banlieue, sous l'impulsion de médiocres architectes qui par tous les moyens en arrachaient l'âme séculaire, la vieille âme luso-asiate. Et je savais que bientôt, je savais qu'aujourd'hui j'allais assister à la phase ultime de l'enlaidissement, à la transformation du territoire en un terminal de fret, avec saunas et maisons de jeu pour y entretenir encore une image négociable chez les négociants en touristes. Je n'aimais pas cette vision de l'avenir proche, Macau dont des prophètes de malheur annonçaient qu'il allait ressembler à un arrière d'hypermarché combiné avec une gare de triage. Cela ne m'excitait pas l'esprit, même quand je savais que je venais ici pour mourir. N'oublie pas que celui qui te parle a connu la baie de Praia Grande, cette courbe parfaite où coulaient les eaux jaunes, et n'oublie pas que lors de mes premiers voyages je débarquais encore sous les ventilateurs coloniaux, dans les galeries sur pilotis de l'ancien terminal du jetfoil, et n'oublie pas qu'alors sur l'île de Taipa la plupart des maisons n'avaient pas plus d'un étage. À Taipa il fallait longer des marais et de grands terrains vagues pour atteindre la clinique où était enfermée Gloria. Taipa était vide. Il n'y avait rien, seulement un village décrépit au bout de la route, et des palissades qui entouraient des chantiers encore silencieux, où l'herbe peu à peu gagnait sur les poutrelles de plus en plus rousses. C'était une année de Singe d'eau, puis ce fut une année de Coq, d'eau, également, puis une année de Chien de bois. Je me doutais qu'un jour cela n'existerait plus. Je me doutais bien qu'un jour il faudrait aimer ici autre chose, d'autres mystères humains, d'autres corps. Un jour ici il faudrait apprendre à aimer différemment, et peut-être accepter d'aimer le pire.
Or ce jour était advenu. Maintenant j'allais habiter ici de nouveau : non pour un bref séjour de plus, mais pour une relégation vertigineuse. J'étais revenu au cœur du passé. C'était une année de Lièvre. J'allais une fois encore m'installer ici avec mes résidus de souvenirs, avec en tête des photographies qui disaient autrefois, qui disaient l'interdit moite, la passion moite et de longues attentes somnambulaires. Et j'apportais avec moi toujours les mêmes rudiments grotesques de putonghua, et une fascination toujours intacte pour les visages chinois, jamais déçue, et mon humeur passive, bonne pour l'écriture d'inepties et pour nulle part. Quoi qu'il arrive, disais-je, il faut aimer cette terre qui t'accueille. Il n'y a plus rien d'autre à tenter. Ne tente rien. Admets la fin. C'est la dernière étape, tu vas te cacher là, tu vas te dissoudre là. Quoi que cette terre ou toi aient déjà subi, même le pire, il faut aimer cette terre encore.

9.
Ne t'inquiète pas si l'espace à explorer est désormais très maigre. Les plaisirs de la découverte ne dépendent que de toi. Tu peux à chaque instant imaginer que tu ne connais rien, que ton regard est neuf. Tu n'as qu'à errer ici comme un mort qui aurait préservé en lui toutes les instructions du Livre des morts. Tu transportes en toi des photogrammes magiques capables d'alimenter tes rêveries chinoises jusqu'à ta fin, et même après. Appelle en toi ces images. Tu te souviens des aventures que tu t'es racontées ou que tu as vécues avant le voyage. Tu te souviens de la fin de l'année du Coq, du début de l'année du Chien, de tes rencontres avec Gloria, des heures de nuit, des heures de folie, des étreintes étranges, des phrases étranges. Appelle en toi ce beau et douloureux théâtre. Tu sais marcher dans les rues comme entre les pages d'un livre, tu as appris cela il y a longtemps, appelle en toi cette science, réfugie-toi dans l'ombre qui brûle entre les murs. C'est là. Va en cercles. Tu aimes ces rues. De toute façon, tes vaticinations amoureuses sont assez fortes pour sécréter à chaque instant de nouvelles racines, de nouvelles raisons de continuer l'amour.

Antoine Volodine, Macau ; avec des photographies d’Olivier Aubert (Seuil, 2009, p. 21-25)

Trois des 49 (!) chapitres de ce retour au « port intérieur » pour vous donner envie de suivre l'errance ironique et tragique de Breughel dans un Macau résolument post-exotique.

::: Auteurs contemporains.info
::: Page des éditions Verdier
::: Lutz Bassmann
::: Page remue.net
::: BnF
::: et, sur lignes de fuite, ici, , , , , et

mercredi 18 novembre 2009

des milliers de solitudes se livraient

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Puis il capitula. Oh, les justifications ne manquèrent pas ! On faisait maintenant des portables si discrets, si légers. Bon gré mal gré, on ne pouvait échapper à son époque. Monsieur Spitzweg se garda bien dans un premier temps d'évoquer sa seule motivation réelle. Elle portait l'étrange nom de blog. La première fois qu'il entendit ce mot, Arnold haussa les épaules. Cela sonnait comme une espèce de borborygme scandinave, moitié blizzard et moitié grog. Il eut bientôt l'occasion d'écouter des commentaires consacrés à ce nouveau mode d'expression.
- Si on tient un journal intime, ce n'est pas pour le propager sur les ondes d'Internet !
Monsieur Spitzweg aurait dû se méfier de ce commentaire abrupt. Si seuls les imbéciles ne changent pas d'avis, Arnold est loin de la bêtise. Il devrait commencer à se connaître. Bientôt, mine de rien, il interrogea Clémence Dufour, d'un ton faussement détaché. Comment faisait-on pour tenir un blog ?
- Rien de plus simple ! lui fut-il répondu.
Pour noyer le poisson, il fit mine de se poser des questions sur l'ampleur du phénomène. Qui tenait des blogs ? Comment pouvait-on y accéder ?
Et certes, les premiers temps, il devint seulement lecteur de blogs. C'était vertigineux. Depuis plus de quarante ans, Arnold avait appris à composer avec la solitude. Et voilà que des milliers de solitude se livraient à portée de clavier et d'écran, révélaient sans apprêt leur différence. Car Arnold évita les blogs à caractère politique, érotique, thématique. Non, ce qui l'intéressait, c'était le journal intime, jeté comme une bouteille à la mer sur les ondes d'Internet. Il y avait pas mal de confessions fêlées, de paranoïa et de schizophrénie. Dans la découverte de ces épanchements, parfois bien embarrassants, Monsieur Spitzweg étaya le désir qui naissait en lui d'un blog léger, baladeur, à la surface des choses, sans philosophie ni morale - celui qu'il eût aimé lire, assurément. C'était désespérant de voir comment les gens pensaient se dire en déballant à l'infini des tartines de psychologie, en déplorant le cours défavorable du destin, en se situant dans une histoire.
Arnold ne pénétrait pas ces existences qui ne donnaient rien à voir, à humer, à regarder. Un temps déçu, il se sentit encouragé à rédiger un blog sans requête, sans exhibitionnisme, sans affectivité exacerbée. Sans partage ? La question méritait d'être posée. Le blog de Monsieur Spitzweg commençait ainsi :
« Il pleut. Les enfants ont quitté le square Carpeaux. Accoudé au balcon, j'ai allumé un petit cigare. Difficile d'éprouver le même plaisir depuis que la boîte est balafrée de ce rectangle noir et blanc : fumer tue. » (p. 28-30)

C'est incroyable. www.antiaction.com est pris d'assaut. La prose de Monsieur Spitzweg est lue par des milliers d'internautes. Arnold n'en revient pas. On le visite. Le terme ne tire pas à conséquence, s'avère assez cocasse pour quelqu'un qui ouvre aussi peu sa porte. On s'exprime aussi. Beaucoup de compliments, qu'Arnold a d'abord trouvé outranciers, mais on s'habitue vite. « Enfin quelqu'un qui voit la vie comme il faut la voir... Merci pour votre apologie du présent. Pour ma part... » Oui, il y a beaucoup de « pour ma part ». Ces enthousiasmes suivis d'épanchements sont souvent signés d'un prénom féminin accompagné d'une adresse e-mail, mais Monsieur Spitzweg s'est promis de ne pas répondre. La réelle inflation de ces réactions non sollicitées lui donne raison : comment pourrait-il faire ? Certaines correspondantes comprennent cette attitude « Ne perdez pas votre temps. Continuez seulement à cueillir le meilleur des jours. » Cueillir le meilleur des jours pour des Stéphanie, des Valérie, des Sophie ou des Leila, voilà qui n'est pas sans flatter l'ego d'Arnold, même s'il cueille davantage encore pour des Huguette ou des Denise. Parfois, c'est lui qui se fait cueillir. « Ce n'est pas avec des mentalités comme la vôtre qu'on sortira le pays de l'ornière ! Des spectateurs, on n'en a que trop engraissés. Il faudrait un peu retrousser ses manches ! » Et c'est signé Raoul, Roger, quelquefois Marceline. (p. 107-108)

Philippe Delerm, Quelque chose en lui de Bartleby (Mercure de France, 2009)

Le succès du blog d’Arnold Spitzweg l’arrache à sa solitude … mais il préfèrerait ne pas.

samedi 14 novembre 2009

c’est que du bonheur

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Percevez-vous parfois votre propre dissonance ? Vous arrive-t-il d'éprouver ce sentiment flottant de perdre la face lorsque quelques mots étrangement scandaleux prononcés par d'autres vous font soudain vous sentir parfaitement excentrés des attentes du monde social ? On vous exhorte à reprendre ces mots, mais vous devinez que les prononcer reviendrait à renoncer à un capital autobiographique indistinct mais précieux, et à faire acte d'allégeance à une sorte de pacte qui vous définit à l'emporte-pièce. Ces mots vous intimident, vous neutralisent, vous mettent hors-jeu, et vous cantonnent au rang de fautif. Ils vous dénudent affreusement, sans cesser de vous écraser, et vous laissent l'impression de ne pas être dignes du rang qui marque théoriquement l'accomplissement d'un être humain en société. Vous pressentez aussi que votre absence de réaction fait de vous le principal responsable de cette destitution. En général, vous n'avez pas les moyens d'investir plus avant les effets de ce malaise, car l'animosité et le désarroi qui s'emparent de vous, vous condamnent presque toujours à l'accablement. Seules s'imposent des réactions épidermiques, qui, la plupart du temps, par un processus de digestion dont vous ignorez les rouages, vous poussent finalement à accepter les termes d'une communication qui vous semblait encore intolérable quelques instants plus tôt. Alors, vous pressentez que vous pouvez aussi refuser d'adhérer à cette normalisation. Vous pouvez essayer de la transgresser en considérant qu'il existe une alternative critique à ces mots que votre for intérieur refuse viscéralement. Vous êtes devenu une anomalie. Soit. Mais à cela correspond un enseignement qui nourrit durablement la compréhension de ces mots qui vous semblent parfaitement imprononçables, telle une authentique trahison du corps, lequel ne vous apparaît plus comme un appareillage physiologique, mais comme le cimetière d'un langage à inventer. Voilà ce que personne ne commente, voilà le scandale qui justifie cette enquête. (p. 7-9)

L'isolement du dissonant est grand. Il se perçoit comme un être sinistre, vérifiant douloureusement que derrière la légèreté apparente de ces mots, il y a mille accusations que, par respect pour la bienséance du bonheur sans contexte, personne n'évoquera. Mais on peut aujourd'hui en dresser un inventaire non exhaustif : se masturber l'esprit, être un triste sire quand tout le monde danse, un individu lourd quand tout le monde est léger, être un poids d'angoisse, un boulet critique, un écorché vif, un être théâtralement obscène, une escarre sur la peau de soie de l'époque, un énergumène minable, un velléitaire, un irresponsable - cette dernière accusation étant au fond la plus répandue. Le langage du bonheur sans contexte essentialise l'époque en éliminant ce qui lui porte préjudice. Il oblige le dissonant à se convaincre de son incapacité à jouir de la vie proposée selon ces termes, ce qui le ramène ce pauvre psalmiste à sa condition de non-jouisseur, convergeant vers cette intolérable et pourtant inéluctable issue : sa propre gravité. À partir de cet état de perception, à l'instant où, entendant ces mots aberrants, le dissonant se pince la lèvre inférieure de désarroi, il se découvre dans le miroir déformant que lui tendent, sans avoir l'air d'y toucher, ces gens raisonnablement passionnés par le monde social tel que le définit le langage du bonheur sans contexte. Des mots se forment, mais, comme la flamme dans le vide, s'éteignent instantanément dans l'environnement de ce bonheur ésotérique. Le dissonant devient l'isolement même, avec des nuances identifiables a posteriori (dans l'instant, il est tout à sa mortification) : un triste sire, un infâme, effrayant rabat-joie, pisse-froid, tue l'amour, criticiste du système nourricier, sous-être ingrat, crachant dans la soupe, un fou incertain, un flou, nébuleux serviteur d'une cause indiscernable, voire opaque, un martyr stupide, ou dangereux, un abject, un dissident crapuleux, un terroriste - comment savoir ? Je ne sais si l'on vous a, un jour, fait comprendre que vous étiez trop grave pour l'époque, mais c'est quelque chose d'être jugé de cette façon, d'être privé de langage, comme dénudé. (p. 38-40)

Éric Chauvier, C’est que du bonheur (Allia, 2009)

Entre enquête et étude, entre récit et essai, ce petit livre dense tourne autour d’un énoncé qui en dit beaucoup sur l’époque qui l’a engendré : « c’est que du bonheur ».

Éric Chauvier est né en 1971 et a publié aussi :
- Anthropologie (Allia, 2006)
- Si l'enfant ne réagit pas (Allia, 2008)
- La Crise commence où finit le langage (Allia 2009)

mercredi 11 novembre 2009

est-ce le papier qui fait le livre ?

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SE
DIRE
QUE LA
ROSE DES
VENTS PERD
DEUX PÉTALES
LE SUD-EST EST
À PORTÉE DE VÉLO
LOVE INVERSANT LES
ROUES ÉBOURIFFANT LA
CHEVELURE ÉVAPORANT LA
SUEUR SÉCHANT LES DUVETS

Luciel Suel, ROSE DEVANT ROSE DERRIÈRE (Contre-mur, 2009)
(à la pointe sud-est de la rose des vents, bien sûr!)

« Il s'agit d'un poème en vers arithmogrammatiques, huit triangles formant une rose des vents simplifiée » écrit Luciel Suel à propos de ROSE DEVANT ROSE DERRIÈRE

C'est le premier ouvrage publié par les éditions Contre-mur, créées par Caroline Scherb et Nicolas Tardy, à Marseille, qui forment le projet de publier des textes sous forme de posters de format A1 imprimés en noir sur un beau papier ivoire 120 grammes et vendus (pour la modique somme de 2 euros) pliés en 8 au format A4 ; à paraître : Bien des années que d’Éric Suchère.

mercredi 4 novembre 2009

(mais comment font les autres ??)

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« Ceci est un livre d’images. Ceci est un roman. » écrit François Matton à propos de son nouveau livre, Autant la mer (POL, 2009).

Et comme il en parle beaucoup mieux que je ne saurais le faire sur son « blog à dessin », Tout va bien, où il nous offre en outre généreusement des croquis préparatoires, et encore d’autres croquis, je vous conseillerai simplement de vous précipiter pour le lire !

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dimanche 1 novembre 2009

une femme puissante

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De telle sorte qu’elle avait toujours eu conscience d’être unique en tant que personne et, d’une certaine façon indémontrable mais non contestable, qu'on ne pouvait la remplacer, elle Khady Demba, exactement, quand bien même ses parents n'avaient pas voulu d'elle auprès d'eux et sa grand-mère ne l'avait recueillie que par obligation - quand bien même nul être sur terre n'avait besoin ni envie qu'elle fût là.
Elle avait été satisfaite d'être Khady, il n'y avait eu nul interstice dubitatif entre elle et l'implacable réalité du personnage de Khady Demba.
Il lui était même arrivé de se sentir fière d'être Khady car, avait-elle songé souvent avec éblouissement, les enfants dont la vie semblait joyeuse, qui mangeaient chaque jour leur bonne part de poulet ou de poisson et qui portaient à l'école des vêtements sans taches ni déchirures, ces enfants-là n'étaient pas plus humains que Khady Demba qui n'avait pourtant, elle, qu'une infime portion de bonne vie.

Marie NDiaye, Trois femmes puissantes (Gallimard, 2009, p. 253-254)

Quel que soit le livre qu'éliront demain les jurés du Prix Goncourt, ce sera cette année, une fois n'est pas coutume, un bon livre. Je n'ai pas encore lu La Vérité sur Marie (Minuit) de Jean-Philippe Toussaint, qui attends sagement sur une de mes étagères, mais je lui fais confiance pour avoir lu (presque) tous ses autres livres. J'ai aimé Des hommes (Minuit) de Laurent Mauvignier et Les heures souterraines (Lattès) de Delphine de Vigan.

Mais, même si ma voix n'a aucune importance, c'est pour Marie NDiaye que je vote, pour ce livre magnifique d'humanité et de maîtrise du style, et aussi pour l'ensemble de l'œuvre de cette femme puissante.

::: Marie NDiaye : « Je ne veux plus que la magie soit une ficelle ». Propos recueillis par Nathalie Crom (Télérama, 23 août 2009)
::: Entretien vidéo avec Sylvain Bourmeau (juillet 2009)
::: Interlignes : Bio-bibliographie et vidéos (octobre 2009)
::: Auteurs.contemporain.info : Bibliographie critique
::: « En visite chez Marie Ndiaye » (Remue.net, 2004)
::: « Marie NDiaye goncourtisée » (Carnets de JLK, 31 octobre 2009)

lundi 26 octobre 2009

pas des hommes et pourtant des hommes

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Il a le temps de réfléchir aussi, pas seulement aux derniers événements, au cadavre du médecin, à Châtel, qui est de plus en plus renfrogné et ne parle plus à personne. Il pense aux Algériens ; il se dit que depuis qu'il est ici il ne connaît que la petite Fatiha, pas même ses parents, que la population est pour lui comme pour les autres une sorte de mystère qui s'épaissit de semaine en semaine, et il se dit que, sans savoir pourquoi, sans savoir de quoi, il a peur.
Il ne sait rien, et, tout seul, en se promenant le matin très tôt dans Oran, cette idée lui fait honte.
Plus le temps passe, plus il se répète, sans pouvoir se raisonner, que lui, s'il était Algérien, sans doute il serait fellaga. Il ne sait pas pourquoi il a cette idée, qu'il veut chasser très vite, dès qu'il pense au corps du médecin dans la poussière. Quels sont les hommes qui peuvent faire ça. Pas des hommes qui font ça. Et pourtant. Des hommes. Il se dit pourtant parfois que lui ce serait un fellaga. Parce que les paysans qui ne peuvent pas travailler leur terre. Parce que la pauvreté. Même si certains lui disent qu'on est là pour eux. On vient donner la paix et la civilisation. Oui. Mais il pense à sa mère et aux vaches dans leurs champs, il pense aux nuages épais et lourds dont les ombres tombent sur le dos des bêtes et dans le ruisseau, sur les peupliers. Il pense à son père et à sa mère qui mettaient leurs mains devant leurs bouches de bébés, lui a-t-on répété, à lui et à ses frères et sueurs aussi, lorsque tout le hameau abandonnait les fermes pour se cacher dans des trous creusés par les obus et qu'on entendait les pas des Allemands tout près. Il pense à ce qu'on lui a dit de l'Occupation, il a beau faire, il ne peut pas s'empêcher d'y penser, de se dire qu'ici on est comme les Allemands chez nous, et qu'on ne vaut pas mieux.
Il pense aussi qu'il serait peut-être harki, comme Idir, parce que la France c'est quand même bien, se dit-il, et puis que c'est ici aussi, la France, depuis tellement longtemps. Et que l'armée c'est un métier comme un autre, sur ça Idir a raison, être harki c'est faire vivre sa famille alors que sinon elle crèverait de faim.
Mais il pense aussi que peut-être tout ça est faux. Qu'il ne faudrait croire personne. Qu'on ment partout. Il pense depuis toujours qu'on lui ment. Quelque chose, qui ment. Partout. Jusqu'à lui donner l'envie de vomir et de retourner tout ce qui est le monde devant lui. Il a presque envie de pleurer. Il ne sait pas pourquoi. Pourquoi le cafard et la mélancolie. Alors qu'aujourd'hui. Quatre jours. Et Mireille comme unique horizon de ces quatre jours. (p. 201-202)

Et je me souviens de la honte que j'avais lorsque j'étais rentré de là-bas et qu'on était revenus, les uns après les autres, sauf Bernard - il se sera au moins évité l'humiliation de ça, revenir ici et faire comme on a fait, de se taire, de montrer les photos, oui, du soleil, beaux paysages, la mer, les habits folkloriques et des paysages de vacances pour garder un coin de soleil dans sa tête, mais la guerre, non, pas de guerre, il n'y a pas eu de guerre ; et les photos, j'ai eu beau les regarder encore et en chercher au moins une seule, une seule qui aurait pu me dire, C'est ça, la guerre, ça ressemble à ça, aux images qu'on voit à la télévision ou dans les journaux et non pas à ces colonies de vacances, ni non plus à ces gens qui remplissent les rues d'Oran, et les magasins ouverts, la circulation dans la ville, et alors, pourquoi sur les murs que j'avais photographiés je n'ai pas trouvé un seul graffiti disant l'Algérie vaincra, pas un mur peint, gratté, poncé, repeint, pas un graffiti, pas une arme, rien, et pas autre chose que ce vide et ce beau temps monstrueux de soleil et de ciel bleu.
Les photographies de la mer.
Tous les gars sur le pont en train de fumer et de regarder la ligne d'horizon, brumeuse, lointaine - ou au contraire, dans la nuit, le vacarme des machines et du vent, l'étonnement que c'est pour un paysan de savoir l'hélice hors de l'eau, comme si le bateau allait s'envoler et son fracas lorsqu'il retombe, le sol si instable et mouvant.
Sur certaines photos, c'est seulement le flou dans le lointain, sans qu'on puisse deviner alors si c'est l'arrivée ou le départ. La seule chose dont je me souvienne, c'est que la première fois où j'ai vu la mer c'était à Marseille, le temps était froid et gris, et j'allais embarquer pour l'Algérie. (p. 261-262)

Peut-être que ça n'a aucune importance, tout ça, cette histoire, qu'on ne sait pas ce que c'est qu'une histoire tant qu'on n'a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s'accumulent et forment les pierres d'une drôle de maison dans laquelle on s'enferme tout seul, chacun sa maison, et quelles fenêtres, combien de fenêtres ? Et moi, à ce moment-là, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible tout le temps de sa vie pour ne pas se fabriquer du passé, comme on fait, tous les jours ; et ce passé qui fabrique des pierres, et les pierres, des murs. Et nous on est là maintenant à se regarder vieillir et ne pas comprendre pourquoi Bernard il est là-bas dans cette baraque, avec ses chiens si vieux, et sa mémoire si vieille, et sa haine si vieille aussi que tous les mots qu'on pourrait dire ne peuvent pas grand-chose. (p. 270)

Laurent Mauvignier, Des hommes (Minuit, 2009)

D’abord je n’ai pas aimé ce livre, l'ai trouvé trop à l'estomac, puis je me suis laissée prendre par sa construction en spirale (la blessure de la guerre au cœur de l’unité de temps - après-midi, soir, nuit, matin – tragique) et la superposition des monologues circulaires d'hommes pareillement blessés qui ne débouchent sur aucune conclusion ni résolution, mais sur une question : « je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard. » (p. 281, les derniers mots).

Et lorsqu’ensuite j’ai lu la description par Mauvignier de ce qu’il souhaitait faire dans l’entretien avec Nelly Kaprièlian (Les Inrockuptibles, 8 septembre 2009) qui est repris sur la page des éditions de Minuit, j’ai trouvé que le pari était réussi :

« J’ai essayé d’écrire de la littérature qui dise quelque chose sans renoncer à ce qu’a été le XXe siècle formellement. Je sais que beaucoup de gens n’acceptent pas le rapport à l’émotion et aux clichés en littérature, alors qu’ils le font sans aucun problème au cinéma. C’est comme s’il y avait un machisme littéraire : l’émotion et les sentiments, c’est bon pour la littérature populaire, c’est des trucs de femme, il faut s’en méfier. Alors qu’au cinéma, les meilleurs cinéastes ne se posent pas la question. »

Laurent Mauvignier est né en 1967. Il a publié :
- Loin d'eux (Minuit, 1999)
- Apprendre à finir (Minuit, 2000) Prix Livre Inter 2001
- Ceux d'à côté (Minuit, 2002)
- Seuls (Minuit, 2004)
- Le Lien (Minuit, 2005)
- Dans la foule (Minuit, 2006) Prix du roman Fnac 2006
- Des hommes (Minuit, 2009)

jeudi 22 octobre 2009

déplacée vers l'exactitude

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Je regardais le paysage tel un tableau italien, la très légère brume laiteuse au fond, bleuissant l'ombre vert sombre opaque des monts fermant l'horizon qui semblait cependant levé, la brindille de ronce ramassée et séchée depuis dans le mince livre bleu, teintes vertes et bordeaux noirci de ses petites feuilles dentelées, épines courtes mais acérées, même sèches.
Des arbres droits, des ifs sans doute, en deux plans, comme posés depuis toujours sur le paysage. Effleurés par la lumière ils semblaient très clairs. Une tache de soleil sur un pré vert doré, tous les dégradés de vert selon l'emplacement et la nature de la végétation, tout semblait presque vaporeux.
J'étais là où je devais être, à un instant parfait d'éternité, entrouverte sous mes yeux à l'intérieur de ce paysage comme si j'étais dans le tableau. (p. 10-11)

Ce qui me déplaçait ainsi en moi-même, c'était qu'en l'absence de tout repère familier - un paysage, une végétation, un ciel, une lumière, je ne pouvais en reconnaître aucun - j'étais déplacée vers l'exactitude dans le déplacement lui-même. (p. 14)

Isabelle Baladine Howald, La douleur du retour (La Cabane, 2009)

Un petit livre touchant, au pré-texte d’un « déplacement » sur le lieu d’un autre « petit livre », Truinas, le 21 avril 2001 (La Dogana, 2004) dans lequel Philippe Jaccottet racontait l’enterrement d’André du Bouchet.

::: un billet de Florence Trocmé (Poezibao)

Isabelle Baladine Howald est née en 1957 à Mulhouse.

::: les bio-bibliographie du CipM
::: du Printemps des Poètes
::: et de Sitaudis

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