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LA CARCASSE #1

L'autre jour j'étais dans mon bureau - comme je le suis tous les jours - sauf le dimanche quand je regarde les matchs de football à la télé - football américain bien sûr - et je foutais rien - y avait rien qui venait dans ma tête - pas une seule phrase qui m'aurait fait sourire un peu et me dire - tiens voilà un beau début - non rien - même pas un seul mot - comme par exemple le mot qui lance mon roman À qui de droit - le mot silence - oui silence complet dans ma tête ce jour-là - donc pour passer le temps je regarde par la fenêtre la belle vue - je ne vais pas la décrire encore une fois même si c'est tentant - si ça vous intéresse allez jeter un coup d'œil au chapitre précédent qui décrit les carcasses empilées dans la zone des carcasses - ce panorama majestueux m'a justement donné envie d'aller relire ce que j'avais écrit sur les carcasses - et au fil de ma lecture une idée m'est venue - non - pas une idée une phrase - celle-ci - quelle gueule il a dû faire le premier être humain pensant - un homo sapiens disons - quand il a vu le premier mort - je dis premier parce que lui le mort il n'était pas conscient d'être mort - c'est celui qui a regardé ce mec s'effondrer dans la mort qui a dû faire une drôle de gueule - puisqu'il était conscient que le mec qui venait de devenir carcasse n'était plus vivant - et c'est alors que cet homo sapiens - ou cette homo sapienne - car le premier individu à contempler la mort était peut-être une femme - ou bien c'était déjà un homo erectus - ou une homo érective - on peut pas savoir - y a pas d'enregistrement - mais c'est sans doute l'un de ces homo quelque chose-là qui a inventé le mot mort - enfin pas le mot français mais le son qu'ont produit ses cordes vocales encore toutes neuves - un son qui voulait dire - tiens le mec est mort - eh bien je me demandais quelle gueule il a dû faire quand il ou elle a vu ce mec ou cette gonzesse préhistorique s'effondrer dans la zone des carcasses et recevoir des autorités le numéro 1 - enfin à l'époque - quand la zone des carcasses a été fondée - il n'y avait pas encore de système numérique - pas de mathématiques non plus - c'est moi qui ai donné le numéro 1 à cette carcasse - y avait rien dans l'univers - tout était à inventer - c'est ce qu'ont fait les générations qui ont suivi le premier homme à devenir conscient de la mort - après qu'il s'est dit - merde le mec est mort - enfin pas vraiment dit - c'était une sorte de grognement d'homme préhistorique - mais dès qu'il a émis ça il a ressenti en lui - dans le creux de son estomac - une grande douleur - une douleur encore bien plus aiguë que celle qu'il avait ressentie quand il s'est étiré de la posture quadrupède à la posture bipède - mais cette fois - là devant la carcasse de celui qui venait de tomber dans la zone des carcasses - il n'a pas hurlé de douleur comme il avait fait quand il s'est érecté - si je peux me permettre ce néologisme - non il n'a pas crié juste grogné - comprenant dans son petit cerveau que lui aussi un jour pourrait devenir une carcasse comme celle de ce pauvre mec qui venait de calancher - et c'est à partir de ce moment qu'il a passé le reste de sa misérable vie d'homme préhistorique avec cette douleur en lui - à laquelle il a un jour donné le nom de peur - ah oui la peur de la mort – tiens une fois j'ai écrit un petit poème qui disait
ce n'est pas la mort
qui nous effraie
c'est la peur de la mort
et après avoir eu cette pensée que je viens d'écrire je me suis dit - en me souvenant de l'histoire des carcasses qui sont transmutées des centaines de fois - parfois même plus - avant qu'elles soient complètement épuisées - dans le sens qu'on donne à un livre épuisé - pas forcément parce qu'il a été trop lu - parce qu'il a été pilonné - je me suis dit que ça devait être terrible d'être transmuté et de revenir à la vie - quelle qu'en soit la forme - ça doit être terrible d'avoir à ressentir la douleur de la peur chaque fois qu'on revient à la vie - la peur de mourir - et je pense ici au problème des humains - il faudrait sans doute se demander si par exemple les poissons rouges ressentent également cette douleur au creux de leur petit estomac - pour savoir si eux aussi ils ont peur de la mort - ou s'ils s'en foutent complètement - ou peut-être se disent-ils la prochaine fois que je serai transmuté j'espère que je reviendrai en homme ou en femme - de préférence en femme avec de jolies jambes - parce qu'il paraît que les êtres humains n'ont pas peur de la mort - c'est pour ça qu'ils aiment s'entre-tuer inlassablement - voilà à quoi je pensais en admirant le paysage par la fenêtre de mon bureau ce jour où je ne foutais rien -

Raymond Federman, Les Carcasses (Léo Scheer, Laureli, 2009, p. 17-20)

Raymond Federman (1928-2009) vient de mourir.

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