lignes de fuite

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samedi 31 octobre 2009

émousser les angles obtus des singularités

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D'un point de vue très général, le but du totalitarisme, dans ses dispositifs réels, dans le tissu même de son exercice, fut de produire un corps social intégral, parfaitement soudé, saturé de coutures, c'est-à-dire une société sans sujets, sans conflit ni diversité, immédiatement mobilisable dans son intégralité. Or, c'est à certains égards ce même but que la société de contrôle à laquelle nous consentons quotidiennement est tentée, en vertu de sa structure propre, de poursuivre. Elle dispose à cette fin d'une part de techniques policières d'enregistrement du réel telles que, si les nazis en avaient joui, elles auraient rendu la Résistance impossible, et d'autre part de techniques de séduction tellement puissantes qu'aucune résistance n'est même plus désirée ni désirable. La pacification radicale par laquelle on émousse les angles obtus des singularités peut se faire aujourd'hui sans forceps : est-elle plus souhaitable pour autant ? (p. 16)

Nous partageons malgré nous avec les totalitarismes le rêve utopique d'une sociabilité pure, d'une société intégrale et sans histoire, dans les deux sens du terme. Jamais les sociétés ne furent moins violentes et plus dociles, et jamais pourtant la tranquillité et la police qui la garantit ne furent à ce point désirées. Les lexiques dominant la scène politique en témoignent assez bien. Ainsi le terme apparemment neutre d'intégration. Integer, en latin, racine commune d'« intégral », d'« intègre » et d'« intégration », est issu de tango, tangere, qui signifie « toucher ». L'intègre ou l'intégral, c'est, littéralement, l'intact : ce qui n'a pas été touché et se tient en surplomb dans sa pureté anhistorique, ou encore l'entier à quoi rien n'a été ôté. L'usage social contemporain du terme d'intégration accepte donc en toile de fond une image de la société comme corps fondamentalement homogène. L'invraisemblable ministère qui a vu le jour en France en 2007 (« de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Codéveloppement ») rappelle qu'aucun lexique n'est inoffensif, et que notre mot d'intégration envisageait déjà les flux humains comme des menaces contre l'intégrité « identitaire » et l'homogénéité des conduites.
L'effort dont l'intégration est le nom tend vers l'homogénéité sociale maximale, c'est-à-dire exempte de toute « insociabilité ». Sitôt que la sociabilité intégrale est conçue comme la destination naturelle de l'homme, la légalité peut être prise pour une moralité, la loi pour une norme, et l'obéissance requise n'est plus susceptible d'être voulue : il n'est pas besoin ici de volonté, puisqu'on ne veut que ce qu'on peut aussi ne pas vouloir. (p. 26-27)

La loi civile, de ce fait, acquiert une fonction nouvelle : l'efficacité. Autrement dit, rien de moins que d'empêcher le crime, comme si la dimension criminelle de l'homme pouvait d'une manière ou d'une autre être surmontée, comme si elle n'était due qu'à une minorité de voyous naturellement et irréversiblement criminels. L'insociable sociabilité où s'affirme le caractère individuel de l'homme, dont le crime n'est lui-même qu'une inévitable conséquence, est comme extraite de l'individu dont elle exprimait la liberté et la faculté d'expérimenter, et redistribuée sur la société tout entière ; laquelle, de ce fait, se trouve divisée en sociables et en insociables, en « voyous » et en « honnêtes gens ». Il ne reste plus alors qu'à couper la branche pourrie pour que seuls restent entre eux les « honnêtes gens », les « sociables purs ». (p. 32)

Chaque crime sexuel spectaculaire est porté à la connaissance de tous, ou plutôt à l'émotion publique, et au lieu de dénoncer les mensonges du pouvoir, il en conforte au contraire le mouvement. Comme le système totalitaire, le système doit être en mouvement : il faut qu'il y ait toujours des voyous pour que soit toujours désirée la société intégrale, c'est-à-dire le processus par lequel on supprime purement et simplement les voyous. Il faut qu'il y ait toujours des victimes, et qu'on suscite à leur égard autant de compassion publique que possible, pour que le « zéro » de la tolérance puisse être désiré.
Cette refonte du juridique n'est donc justifiable que d'un point de vue politique très particulier, celui d'une société fabriquée « efficacement » selon un modèle idéal. Ce point de vue ne semble aujourd'hui si naturel que parce qu'il exprime la modernité politique en général, totalitarismes inclus. Il ne s'agit au bout du compte que de supprimer l'individu réel, sujet d'une parole, d'une pensée, d'un désir propres, avec toute l'insociabilité qui le caractérise, pour le remplacer par un individu imaginaire, intégralement social en dépit de ses professions de foi individualistes, c'est-à-dire intégralement normal et interchangeable dans toutes ses différences, soumis comme toutes les choses à des lois de comportement, des lois statistiques, des lois économiques, autant de « lois » nouvelles qui dans la conduite des affaires politiques se substituent aux lois civiles où s'exprimait jadis la volonté politique. (p. 37)

L’intégration exigée de l’individu ne consiste qu’en une adhésion globale et immédiate, quitte à médicaliser ensuite ses vertiges. (p. 77)

Cédric Lagandré, La société intégrale (Climats, 2009)

Cédric Lagandré est né en 1973.
Ancien collaborateur de la revue Mouvement, il a aussi contribué occasionnellement à la revue R de réel, et a publié :
- L’inspiration des Grecs (L’Harmattan, 2000)
- L'actualité pure. Essai sur le temps paralysé (PUF, 2009)

mercredi 12 août 2009

l'égalité des intelligences

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C'est ici que les descriptions et les propositions de l'émancipation intellectuelle peuvent entrer enjeu et nous aider à reformuler le problème. Car cette médiation auto-évanouissante n'est pas pour nous quelque chose d'inconnu. C'est la logique même de la relation pédagogique : le rôle dévolu au maître y est de supprimer la distance entre son savoir et l'ignorance de l'ignorant. Ses leçons et les exercices qu'il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement il ne peut réduire l'écart qu'à la condition de le recréer sans cesse. Pour remplacer l'ignorance par le savoir, il doit toujours marcher un pas en avant, remettre entre l'élève et lui une ignorance nouvelle. La raison en est simple. Dans la logique pédagogique, l'ignorant n'est pas seulement celui qui ignore encore ce que le maître sait. Il est celui qui ne sait pas ce qu'il ignore ni comment le savoir. Le maître, lui, n'est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par l'ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel protocole. Car à la vérité, il n'est pas d'ignorant qui ne sache déjà une masse de choses, qui ne les ait apprises par lui-même, en regardant et en écoutant autour de lui, en observant et en répétant, en se trompant et en corrigeant ses erreurs. Mais un tel savoir pour le maître n'est qu'un savoir d'ignorant, un savoir incapable de s'ordonner selon la progression qui va du plus simple au plus compliqué. L'ignorant progresse en comparant ce qu'il découvre à ce qu'il sait déjà, selon le hasard des rencontres mais aussi selon la règle arithmétique, la règle démocratique qui fait de l'ignorance un moindre savoir. Il se préoccupe seulement de savoir plus, de savoir ce qu'il ignorait encore. Ce qui lui manque, ce qui manquera toujours à l'élève, à moins de devenir maître lui-même, c'est le savoir de l'ignorance, la connaissance de la distance exacte qui sépare le savoir de l'ignorance.
Cette mesure-là échappe précisément à l'arithmétique des ignorants. Ce que le maître sait, ce que le protocole de transmission du savoir apprend d'abord à l'élève, c'est que l'ignorance n'est pas un moindre savoir, elle est l'opposé du savoir ; c'est que le savoir n'est pas un ensemble de connaissances, il est une position. L'exacte distance est la distance qu'aucune règle ne mesure, la distance qui se prouve par le seul jeu des positions occupées, qui s'exerce par la pratique interminable du « pas en avant » séparant le maître de celui qu'il est censé exercer à le rejoindre. Elle est la métaphore du gouffre radical qui sépare la manière du maître de celle de l'ignorant, parce qu'il sépare deux intelligences : celle qui sait en quoi consiste l'ignorance et celle qui ne le sait pas. C'est d'abord cet écart radical que l'enseignement progressif ordonné enseigne à l'élève. Il lui enseigne d'abord sa propre incapacité. Ainsi vérifie-t-il incessamment dans son acte sa propre présupposition, l'inégalité des intelligences. Cette vérification interminable est ce que Jacotot nomme abrutissement.
À cette pratique de l'abrutissement il opposait la pratique de l'émancipation intellectuelle. L'émancipation intellectuelle est la vérification de l'égalité des intelligences. Celle-ci ne signifie pas l'égale valeur de toutes les manifestations de l'intelligence mais l'égalité à soi de l'intelligence dans toutes ses manifestations. Il n'y a pas deux sortes d'intelligence séparées par un gouffre. L'animal humain apprend toutes choses comme il a d'abord appris la langue maternelle, comme il a appris à s'aventurer dans la forêt des choses et des signes qui l'entourent afin de prendre place parmi les humains : en observant et en comparant une chose avec une autre, un signe avec un fait, un signe avec un autre signe. Si l'illettré connaît seulement une prière par cœur, il peut comparer ce savoir avec ce qu'il ignore encore : les mots de cette prière écrits sur du papier. Il peut apprendre, signe après signe, le rapport de ce qu'il ignore avec ce qu'il sait. Il le peut si, à chaque pas, il observe ce qui est en face de lui, dit ce qu'il a vu et vérifie ce qu'il a dit. De cet ignorant, épelant les signes, au savant qui construit des hypothèses, c'est toujours la même intelligence qui est à l'œuvre, une intelligence qui traduit des signes en d'autres signes et qui procède par comparaisons et figures pour communiquer ses aventures intellectuelles et comprendre ce qu'une autre intelligence s'emploie à lui communiquer.
Ce travail poétique de traduction est au cœur de tout apprentissage. Il est au cœur de la pratique émancipatrice du maître ignorant. Ce que celui-ci ignore, c'est la distance abrutissante, la distance transformée en gouffre radical que seul un expert peut « combler ». La distance n'est pas un mal à abolir, c'est la condition normale de toute communication. Les animaux humains sont des animaux distants qui communiquent à travers la forêt des signes. La distance que l'ignorant a à franchir n'est pas le gouffre entre son ignorance et le savoir du maître. Elle est simplement le chemin de ce qu'il sait déjà à ce qu'il ignore encore mais qu'il peut apprendre comme il a appris le reste, qu'il peut apprendre non pour occuper la position du savant mais pour mieux pratiquer l'art de traduire, de mettre ses expériences en mots et ses mots à l'épreuve, de traduire ses aventures intellectuelles à l'usage des autres et de contre-traduire les traductions qu'ils lui présentent de leurs propres aventures. Le maître ignorant capable de l'aider à parcourir ce chemin s'appelle ainsi non parce qu'il ne sait rien, mais parce qu'il a abdiqué le « savoir de l'ignorance » et dissocié ainsi sa maîtrise de son savoir. Il n'apprend pas à ses élèves son savoir, il leur commande de s'aventurer dans la forêt des choses et des signes, de dire ce qu'ils ont vu et ce qu'ils pensent de ce qu'ils ont vu, de le vérifier et de le faire vérifier. Ce qu'il ignore, c'est l'inégalité des intelligences. Toute distance est une distance factuelle, et chaque acte intellectuel est un chemin tracé entre une ignorance et un savoir, un chemin qui sans cesse abolit, avec leurs frontières, toute fixité et toute hiérarchie des positions.

Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé (La Fabrique, 2008, p. 14-17)

Depuis Le Maître ignorant, publié en 1987, l'émancipation intellectuelle, qui passe par l'abolition de la position d'autorité, est au cœur de la pensée de Jacques Rancière. C'est un concept particulièrement nécessaire aujourd'hui pour s'opposer aux thèses de ceux qui accusent Wikipedia, Google ou Internet en général d'attenter à l'intelligence en supprimant la hiérarchie des positions.

Né en 1940, Professeur émérite au département de philosophie de l’Université de Paris VIII, Jacques Rancière a animé la revue Les Révoltes logiques de 1975 à 1985, et a publié notamment :
- La Nuit des prolétaires (Fayard, 1981)
- Le Philosophe et ses pauvres (Fayard, 1983)
- Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle (Fayard, 1987)
- La Mésentente. Politique et philosophie (Galilée, 1995)
- Mallarmé. La politique de la Sirène (Hachette, 1996)
- Aux bords du politique (La Fabrique, 1998)
- La Parole muette. essai sur les contradictions de la littérature (Hachette, 1998)
- La Chair des mots. Politiques de l'écriture (Galilée, 1998)
- L'Inconscient esthétique (Galilée, 2001)
- Le Partage du sensible. Esthétique et politique (La Fabrique, 2000)
- La Fable cinématographique (Seuil, 2001)
- Le Destin des images (La Fabrique, 2003)
- Malaise dans l’esthétique (Galilée, 2004)
- La Haine de la démocratie (La Fabrique, 2005)
- Politique de la littérature (Galilée, 2007)

::: « Critique de la critique du « spectacle » », Entretien avec Jérôme Game (Revue Internationale des Livres et des Idées, 4, décembre 2008

mercredi 15 juillet 2009

ce qui se forme alors c'est une tentative de fuite

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Le plus souvent, les vies vont leur chemin comme les fleuves. Les changements et les métamorphoses propres à ces vies, survenus en conséquence des aléas et des difficultés ou simplement liés au cours naturel des choses, apparaissent comme les marques et les rides d'un accomplissement continu, presque logique, qui conduit à la mort. Avec le temps, on devient finalement ce que l'on est, on ne devient que ce que l'on est. Les transformations du corps, de l'âme renforcent la permanence de l'identité, la caricaturent ou la figent, ne la contredisent jamais. Ne la dérangent pas.
Cette pente existentielle et biologique progressive, qui ne fait que transformer le sujet en lui-même, ne saurait faire oublier le pouvoir de plastiquage de cette même identité qui s'abrite sous son apparent poli, comme une réserve de dynamite enfouie sous la peau de pêche de l'être pour la mort. En conséquence de graves traumatismes, parfois pour un rien, le chemin bifurque et un personnage nouveau, sans précédent, cohabite avec l'ancien et finit par prendre toute la place. Un personnage méconnaissable, dont le présent ne provient d'aucun passé, dont le futur n'a pas d'avenir, une improvisation existentielle absolue. Une forme née de l'accident, née par accident, une espèce d'accident. Une drôle d'engeance. Un monstre dont aucune anomalie génétique ne permet d'expliquer l'apparition. Un être nouveau vient au monde une seconde fois, venu d'une tranchée profonde ouverte dans la biographie.
Il existe des métamorphoses qui dérangent la boule de neige que l'on forme avec soi-même dans la durée, ce gros tas circulaire bien rempli, replet, complet. D'étranges figures qui surgissent de la blessure, ou de rien, d'une sorte de décrochage d'avec l'avant, des figures qui ne résultent ni d'un conflit infantile non réglé, ni de la pression du refoulé, ni du retour subit d'un fantôme. Il est des transformations qui sont des attentats. J'ai longuement parlé de ces phénomènes de plasticité destructrice, des identités scindées, interrompues soudainement, désertes des malades d'Alzheimer, de l'indifférence affective de certains cérébro-lésés, des traumatisés de guerre, des victimes de catastrophes, naturelles ou politiques. Force est de constater et de faire reconnaître que nous pouvons tous, un jour, devenir quelqu'un d'autre, d'absolument autre, quelqu'un qui ne se réconciliera jamais avec lui-même, qui sera cette forme de nous sans rédemption ni rachat, sans dernières volontés, cette forme damnée, hors du temps. Ces modes d'être sans généalogie n'ont rien à voir avec le tout-autre des éthiques mystiques du XXe siècle. Le Tout-Autre dont je parle demeure à jamais étranger à Autrui.
Le plus souvent, les vies vont leur chemin comme les fleuves. Parfois, elles sortent de leur lit, sans qu'aucun motif géologique, aucun tracé souterrain, ne permette d'expliquer cette crue ou ce débord. La forme soudainement déviante, déviée, de ces vies est de plasticité explosive. (p. 9-10)

Qu'est-ce qu'une issue, que peut être une issue là même où il n'y a aucun dehors, aucun ailleurs ? C'est bien en ces termes que Freud décrit la pulsion, cette excitation étrange qui ne peut pas trouver sa décharge à l'extérieur du psychisme et dont il n'est pas possible, comme il est dit dans Pulsions et destin des pulsions, de « venir à bout par des actions de fuite ». La question est bien de savoir comment « éliminer » la force constante de la pulsion. « Ce qui se forme alors, dit Freud, c'est une tentative de fuite. » Il faut prendre ici au sérieux le verbe « ce qui se forme », « es kommt zu Bildung », littéralement « ce qui vient à formation », car ce verbe ne fait pas qu'annoncer la tentative de fuite, il la constitue. La seule issue possible à l'impossibilité de fuir semble bien être la constitution d'une forme de fuite. C'est-à-dire à la fois la constitution d'un genre ou d'un ersatz de fuite et la constitution d'une identité qui se fuit, qui fuit l'impossibilité de se fuir. Identité désertée, dissociée encore une fois, qui ne se réfléchit pas elle-même, ne vit pas sa propre transformation, ne la subjective pas. (p. 18)

Le style de Duras repose lui-même tout entier sur la suppression des liens et des enchaînements, sur cette figure de rhétorique que l'on appelle savamment l'asyndète. Celle-ci est une sorte d'ellipse au moyen de laquelle on retranche les conjonctions qui unifient les propositions et les segments de la phrase. Le Dictionnaire de rhétorique la présente comme une « figure obtenue par suppression des termes de liaison ». Elle appartient à la classe des disjonctions et fait se télescoper les mots, qui arrivent les uns aux autres, les uns sur les autres, s'arrivent, comme autant d'accidents en effet. Ils se cabossent, perdent tout liant, tout enduit, toute graisse, toute société. L'asyndète est l'alcoolisme du langage. (p. 60)

Catherine Malabou, Ontologie de l’accident (Léo Scheer, 2009)

Catherine Malabou est professeur de philosophie à l’Université de Paris X Nanterre et directrice de la collection de philosophie aux Éditions Léo Scheer. Elle a publié aussi :
- L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique (Vrin, 1996)
- La Contre-allée ; avec Jacques Derrida (La Quinzaine littéraire - Louis Vuitton, 1999)
- Le Temps (Hatier, 2000)
- Plasticité, actes du colloque du Fresnoy (Léo Scheer, 2000)
- Le Change Heidegger. Du fantastique en philosophie (Léo Scheer, 2004)
- Que faire de notre cerveau ? (Bayard, 2004)
- La plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction (Léo Scheer, 2005)
- Les Nouveaux Blessés, de freud à la neurologie : penser les traumatismes contemporains (Bayard, 2007)

lundi 22 septembre 2008

l'alchimie du web

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Choisir « alchimie », à la dimension inéluctablement ambiguë, au lieu de « sagesse » ou d' « intelligence », permet de prendre acte du fait que rassembler un grand nombre de personnes et les consulter permet éventuellement de créer de l'or, mais pas toujours. Les foules ne produisent pas que de la sagesse, les collectifs pas seulement de l'intelligence. Mais cela peut arriver et c'est le grand mérite de James Surowiecki et de Pierre Lévy que de l'avoir mis en valeur.
Quant au terme « multitude », dont Le Robert précise qu'il indique une « grande quantité (d'êtres, d'objets) considérée ou non comme constituant un ensemble », il a le mérite d'attirer notre attention sur le nombre, sans lui accorder de connotation positive ou négative. Le pluriel rend mieux compte des multiplicités à l'oeuvre. Il permet de suggérer une plus grande hétérogénéité et une plus grande diversité. Les webacteurs d'aujourd'hui ne forment ni une foule consciente, ni un collectif aux contours bien déterminés. Eux-mêmes multiples, divers, ils se regroupent avec des degrés lâches de participation et d'implication au gré de leurs activités : membres d'un réseau social, encyclopédistes sur Wikipedia, blogueurs, commentateurs, et parfois simples spectateurs engagés. La référence à l'utilisation deleuzienne qu'en font Michael Hardt et Antonio Negri est volontaire.
Rimbaud parlait bien de « l'alchimie du verbe ». Pourquoi ne pas laisser libre cours à celle de la diversité et de la participation qui caractérisent le web.

Francis Pisani, Dominique Piotet, Comment le web change le monde. L’alchimie des multitudes (Pearson, 2008, p. 131-132)

Comment le web change le monde. L’alchimie des multitudes, est un livre riche en citations, notions, réflexions concernant les usages d'internet : « communiquer dans les nuages », « individualisme réticulaire », « vous fournissez tout le contenu, ils gardent tous les revenus », « digital literacy », etc. etc.

J’ai eu le plaisir de faire partie au printemps des 230 blogueurs à qui le livre a été adressé gratuitement ; Francis Pisani annonce qu'il va désormais être progressivement mis en ligne : profitez-en !

mardi 16 septembre 2008

mots de demain

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Pour savoir ce que sera un ACTIF (accessoire numérique à tout faire) un Avat’homme, un Bookaméleon, le CUSARCH (Contrat d’Union Solidaire entre un AvataR et un Humain), le DSH (délit de souriante gueule), un DurDur, un Explanté, un Grooptable (téléphone qui utilise le hasard pour tisser des liens), un IMAD (indice de masse d’appartenance à des réseaux), un Kilimandjaret, le Kilounous (location d’amis), un Muépétrois, un Rem (ruminant écologiquement modifié), la Schizavartoze, un VraiLife, etc. etc.

... on peut consulter l'amusant Dictionnaire impertinent du Futur (M21, 2008) d'Anne-Caroline Paucot.

::: le site Anticipedia
::: le blog dicofutur
::: le pdf en ligne

mercredi 21 mai 2008

choisir la fuite


Guillaume Paoli forme l'hypothèse que le processus de démotivation est en cours, et que déjà dans chaque domaine les meilleurs choisissent la fuite. Son premier exemple concerne la dégénerescence de la politique dont un récent débat électoral opposant « la Mère-de-quatre-enfants au Vrai-mec-qui-en-a-et-qui-s'en-sert » (!) (p. 84) lui semble un bon symptôme ; mais il en a d'autres :

On pourrait sans peine multiplier les exemples où l'exercice d'une profession est contrarié par une vocation véritable. Il est de grands disparus tel Alexandre Grothendieck, le Rimbaud des mathématiques, qui avait radicalement rompu avec le milieu scientifique parce qu'il ne supportait pas la collusion de celui-ci avec l'État et l'industrie, et médite depuis trente ans à l'écart du siècle. Mais il en est une foule d'autres, anonymes et inaperçus. Tel brillant chercheur en génétique, dont l'éthique personnelle s'accommodait mal avec les pratiques mercantiles de sa branche, écrit maintenant des romans. Tel rejeton des grandes écoles devant lequel toutes les portes étaient ouvertes a effectué un retrait tactique dans le « revenu minimum d'activité ». Tel élément d'élite d'un grand institut boursier s'est mis sur la touche, se contentant de publier ses analyses et commentaires pour les autres. Comme je l'interroge sur ses motifs, il me répond : « La bourse étant un domaine semi-criminel, c'était une mesure de sauvegarde personnelle de m'en tenir à distance, mais il s'agit aussi d'une sortie volontaire, j'ai quitté une forme d'existence dictée par l'entreprise. »

Ma thèse est qu'il existe un auto-écrémage spontané des intelligences laissant au petit-lait le soin d'accéder au sommet des organisations. Comme l'avait entrevu Yeats dès 1921 (le poète est voyant) : « les meilleurs manquent de toute conviction tandis que les pires sont pleins d'intensité passionnée ». Ayant constaté que les sous-systèmes dans lesquels ils opéraient n'étaient plus réformables, ceux qui étaient destinés à en occuper les postes de responsabilité agissent selon le principe : ce que tu ne peux pas renverser, tu peux toujours le laisser tomber. Certes, ces objecteurs de conscience d'un genre nouveau n'en sont pas devenus pour autant des drop out mendiant leur vie sur les routes. Ils se sont simplement trouvés une niche socioprofessionnelle, qui peut d'ailleurs être confortable, leur évitant de trop exposer leur talent. J'avais un moment caressé l’idée de rendre manifeste cette conspiration invisible en recensant, avec l'accord des individus concernés, les ressources ainsi soustraites à World Trade Inc. et en en exposant les raisons. Le respect du silence pour lequel la plupart ont opté m'en a dissuadé. On l'aura compris, il ne s'agit pas ici d'un mouvement articulé mais d'une multitude de décisions prises le plus souvent pour des raisons purement individuelles. Je prétends cependant que celles-ci ont une incidence notable sur le devenir autodestructif du système, les décisions des arrivistes médiocres restés aux commandes étant en conséquence de plus en plus erratiques.

Guillaume Paoli, Éloge de la démotivation (lignes, 2008, p. 85-87)

mardi 20 mai 2008

progrès de la condition asine

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Pour faire avancer un âne, il n'est pas de moyen plus éprouvé que l'usage proverbial de la carotte et du bâton. C'est du moins ce que conte la légende. Avant moi-même connu un certain nombre de meneurs d'ânes, je n'en ai jamais vu aucun avoir recours à ce procédé. Mais qu'importe le caractère avéré de la chose, il s'agit là d'une métaphore qui, comme beaucoup d'expressions imagées forgées par le génie populaire, recèle et condense des phénomènes bien plus complexes qu'il n'y paraît au prime abord. Notons tout d'abord qu'il est bien question de la carotte et du bâton, et non pas de l'une ou de l'autre. Il ne s'agit pas d'une alternative, mais d'un rapport dialectique entre les deux termes. Pas de carotte sans bâton et vice versa. Le bâton seul, la contrainte physique, ne suffit pas à provoquer une avancée continue et décidée de l'animal. L'âne battu s'ébroue, il fait bien quelques mètres à contrecœur, mais cesse de marcher à la première occasion. Pour parler la langue des managers : l'effet des coups de bâton n'est pas performant. En fait, leur véritable effectivité est indirecte, comme menace permanente susceptible d'être mise à exécution au moindre relâchement de l'effort. Il suffit que l'âne sache qu'il peut éventuellement être bastonné, soit qu'il en ait lui-même le souvenir cuisant, soit qu'il en ait l'exemple autour de lui. Il se mettra alors en mouvement, non pas pour parvenir à un but, mais dans un souci tactique d'évitement de la douleur. Les spécialistes parlent à ce propos d'une « motivation secondaire négative ». Dans l'hypothèse optimale, il ne sera jamais même nécessaire de battre l'animal, celui-ci avant parfaitement intériorisé la menace. Son « bâton intérieur », il l'éprouvera même comme un progrès de la condition asine, il se dira : « Nous n'avons pas à nous plaindre, autrefois nos semblables étaient cruellement battus, aujourd'hui, la vie est plus douce pour nous ». Le philosophe Norbert Elias nommait cette disposition mentale le processus de civilisation des mœurs. Et cependant, tout pédagogue le sait bien, la crainte du châtiment doit être couplée à l'espoir d'une récompense. La contrainte sans la séduction, ça ne fonctionne pas longtemps. On n'agit jamais vraiment dans le seul but d'éviter quelque chose, mais pour obtenir une gratification.
C'est ici qu'intervient la carotte, que l'on agite, accrochée à une perche, devant les naseaux de l'animal. Si les phénomènes psychologiques entrant en jeu sur le versant « bâton » du dispositif sont relativement grossiers, ceux qui interviennent du côté « carotte » sont beaucoup plus complexes. Pour commencer, non seulement l'âne doit voir la carotte, mais il ne doit voir qu'elle ; il faut donc faire en sorte que tout autre objet de convoitise disparaisse de sa vue. C'est à cet effet que sont utilisés, depuis des temps immémoriaux, ces judicieux accessoires que l'on nomme les œillères. Il existe, selon le degré de développement de la bourrique, différentes sortes d'œillères. Ce peut être par exemple un éclairage spécial, laissant dans l'ombre tout ce qui pourrait la distraire du but assigné. Ou bien une idéologie assimilant au mal absolu, ou encore à une utopie irréaliste, tout ce qui n'est pas la carotte. Cependant pour efficace qu'elle soit, cette méthode est encore coercitive. Il peut advenir que l'âne se rebiffe contre la restriction autoritaire de son champ visuel. Et rappelons-nous que l'usage de la carotte a précisément pour but de promouvoir une démarche libre et volontaire. Il est aisé de comprendre que le meilleur moyen de focaliser la volonté sur un objet singulier est encore de faire le vide alentour, que rien ne subsiste dans l'environnement de l'animal qui puisse distraire sa convoitise. Dans le désert, nul besoin d'œillères. Il faut donc faire le désert.
Une fois l'attention du baudet captée, tout reste à faire. Car nous sommes encore en présence de deux volontés distinctes. L'âne veut manger la carotte, l'ânier veut faire avancer l'âne. Comment faire coïncider les deux ? L'animal doit substituer à son motif intrinsèque (la faim, la convoitise) le motif extrinsèque qui lui est représenté (la carotte et le mouvement pour l'atteindre). Cette phase se nomme l'identification. Ensuite, une fois accroché de la sorte, il doit modifier son comportement et faire l'effort approprié à la satisfaction de son attente. La chose aura d'autant plus de chances de réussir que le sujet sera convaincu d'agir volontairement et libre de toute influence extérieure. C'est la phase dite de l'adaptation. Celle-ci est facilitée chez des mammifères d'un naturel plus grégaire que les ânes, mettons des collègues. Car ici entre en jeu un phénomène décisif. Chaque collègue particulier pense qu'il doit faire un pas. Pourquoi ? Parce qu'il est persuadé que tous les autres collègues feront ce pas. C'est ce que l'on nomme l'émulation, ou la libre concurrence. Chacun croit qu'il ne peut faire autrement que de croire, pour la seule raison que tous les autres croient, « tous les autres » étant la somme de ces chacuns qui croient, etc. C'est ainsi qu'une croyance s'objective en une « réalité incontournable. »

La phase suivante du processus pourrait se nommer : l'échec bien sublimé. Car bien évidemment, il n'est pas question que le but puisse être atteint, sinon l'âne s'arrêterait sur-le-champ pour jouir du fruit de son effort et toute l'entreprise aurait été vaine. Mais il faut aussi empêcher que l'animal abandonne tout espoir de parvenir à ses fins, ce qui compromettrait tout autant sa marche en avant. La satisfaction doit apparaître comme toujours différée, mais jamais compromise. L'effort infructueux doit être compensé, c'est-à-dire remis en jeu dans un effort accru. Ce moment est le plus délicat. C'est ici qu'interviennent des consultants en pensée positive qui abreuvent les ânes de maximes comme celle-ci, attribuée à Churchill : « La réussite, c'est la capacité de voler d'un échec à l'autre sans perdre son enthousiasme. »

Une fois ce stade atteint, le plus dur est passé. Car on va pouvoir désormais compter sur un autre facteur éprouvé qui se nomme la routine. L'animal va continuer sur sa lancée, par vitesse acquise, pour ainsi dire, sans plus se poser la question du pourquoi. Plus exactement, cette question va s'inverser pour lui. Il se demandera : quelle raison aurais-je donc de m'arrêter ? Ce qui importe maintenant, ce n'est plus la pertinence du motif qui l'avait mis en branle, mais l'absence de motifs alternatifs suffisamment puissants pour lui faire remettre en cause la démarche adoptée. Aussi, tant que ne se présentera pas une raison impérieuse de modifier son comportement, il poursuivra son effort.
Avouons-le, le fait que les ânes se fassent systématiquement berner par des procédés aussi élémentaires ne plaide pas vraiment en faveur de leur discernement. Il faut tout de même rappeler, à leur décharge, que jamais l'on ne vit de syndicat de bourriques manifester en revendiquant « plus de carottes et moins de bâton ! » Et, c'est un fait avéré, il est advenu qu'au bout du chemin, les baudets les plus méritants aient réellement pu mordre la carotte juteuse. C'était naguère. Car le contexte global ne permet plus ce genre de largesse. Soumis à une âpre concurrence, les propriétaires des ânes ne sont plus disposés a gaspiller de coûteuses carottes à l'exercice. Afin de baisser les coûts du travail, ils substituent à celles-ci des images coloriées, ou alors ils engagent des communicateurs chargés de persuader leurs employés que la perche à laquelle rien n'est accroché est en elle-même un mets succulent. Ou bien que le bâton se transformera en carotte le jour où il aura été suffisamment asséné sur leurs dos. On admire leurs efforts.

Ce que je viens d'esquisser à grands traits n'est autre que la théorie de la motivation telle qu'elle est distillée dans d'austères traités de psychologie et mise en pratique dans de coûteux séminaires. Qu'est-ce qu'un motif ? C'est, au sens premier, ce qui nous pousse au mouvement ; par extension : une raison d'agir. La motivation est donc la fabrication et la propagation de motifs destinés à faire bouger les gens dans la direction jugée utile, ou pour parler la langue de ce temps : à les rendre toujours plus flexibles et mobiles.

Dans tous les secteurs de la société actuelle, la bataille pour la motivation fait rage. Les chômeurs n'obtiennent un droit à l'existence qu'en fournissant les preuves d'un engagement sans relâche dans la recherche d'emplois inexistants. Lors de l'entretien d'embauche, ce ne sont pas tant les compétences qui comptent que l'exhibition enthousiaste d'une soumission sans faille. Ceux qui ont encore une place ne peuvent espérer la conserver qu'en s'identifiant corps et âme à l'entreprise, en se laissant mener où celle-ci l'exige, en épousant sa « cause » pour le meilleur - et, le plus souvent, pour le pire. Et le devoir de motivation ne s'arrête pas à la sortie des bureaux. Il s'impose tout autant au consommateur, sommé d'être attentif aux nouvelles gammes de produits et de confirmer sa fidélité aux marques qui ont su l'accrocher. À l'adolescent qui doit se former - peut-être devrait-on dire se formater - selon les exigences du marché, aussi bien qu'au vieux qui doit s'acquitter de sa dette envers un monde qui a eu la bonté de le maintenir en vie. Et quel que soit son âge, au téléspectateur, qui doit faire don de quantités toujours plus importantes de cerveau disponible pour recevoir le flux ininterrompu des informations censées constituer son rapport à la réalité. Une fois la télé éteinte, restent encore tous ces artistes qui veulent le faire bouger, ces militants qui veulent le mobiliser, le temps et les relations qu'il lui faut gérer, sa propre image qu'il est sommé de dynamiser, bref pas un moment qui ne soit placé sous le signe de l'utile, sous l'impératif catégorique du mouvement. Que de carottes, pour de si malheureux ânes !

La motivation est une question centrale de l'époque et elle est appelée à le devenir toujours plus. C'est d'abord que la marchandisation intégrale l'exige. Aujourd'hui il n'est pas un désir, pas une aspiration, pas une pulsion même qui ne soit un objet de commerce. Les produits phares qui dominent le marché, ce ne sont pas de quelconques objets censés répondre à tel ou tel usage, mais des tranches de mode de vie préfabriquées. Encore faut-il que le client s'identifie à elles, qu'il fasse siens les motifs dont on lui fait la retape. Chacun porte en lui une part de ce que l'on nommait jadis les « passions de l'âme », et aussi l'héritage des traditions antérieures (du moins ce qu'il en reste). Tout ce stock doit être mobilisé. remodelé, empaqueté, étiqueté, rendu échangeable contre un produit de valeur équivalente. Tant en amont, dans ce qu'on nomme encore le travail, qu'en aval, dans ce qu'il est convenu d'appeler la consommation (mais les deux moments peuvent de moins en moins être distingués), il s'agit de faire en sorte que l'esprit des gens soit entièrement occupé par cette tâche infinie.
La deuxième raison pour laquelle la motivation est plus que jamais cruciale, c'est que les motifs intrinsèques aux individus, auxquels les institutions sociales prétendaient répondre naguère (citons entre autres le besoin de stabilité, la soif de reconnaissance, le plaisir de la réciprocité, l'espoir de vivre mieux) ont été systématiquement anéantis par la colonisation marchande. Les idéaux et les promesses qui, bon an, mal an, avaient fait passer bien des compromis et des renoncements, sont désormais combattus comme autant d'archaïsmes dont il convient de se défaire au plus vite. S'il faut sans cesse motiver les gens, c'est qu'ils sont toujours plus démotivés. Dans la sphère de l'emploi, tous les indicateurs (au sens statistique, comme au sens policier) témoignent d'une baisse de « l'investissement » des salariés dans leur emploi. Ceci non seulement chez les travailleurs précaires et mal payés, mais aussi bien chez les cadres et les hauts fonctionnaires. Dans la sphère de la consommation, la grande distribution s'inquiète maintenant de la désaffection croissante des clients, laquelle serait due d'avantage à un effet de saturation, à une baisse du désir d'achat plutôt qu'à la fameuse « baisse du pouvoir d'achat. » Dans la sphère médiatique, l'uniformisation des informations (tant dans la forme que dans le message) semble provoquer une perte de crédibilité tout aussi globale. (…)
En somme, plus la motivation des gens est nécessaire aux marchés, plus elle fait défaut.

Guillaume Paoli, Éloge de la démotivation (lignes, 2008, p. 9-18)

Né en 1959, Guillaume Paoli est philosophe au théâtre de Leipzig, inspirateur et membre actif du mouvement berlinois des « chômeurs heureux » ; il a publié le Manifeste des chômeurs heureux (Éditions du Chien rouge, 2007)

vendredi 2 mai 2008

mdp

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Qui s'intéresse à l'immense population du « Monde de l'entreprise », expression effrayante suggérant l'existence d'un univers troglodyte, différent de celui où nous allons tous les jours acheter notre baguette ? Combien sommes-nous de cadres démotivés à cultiver l'hypothèse d'une seconde vie, à suivre en secret des cours du soir, à vouloir devenir psychanalyste, instituteur, ou guide de haute montagne ? Comment les entreprises peuvent-elles encore survivre avec, de la part de leurs salariés, si peu de foi et tant de cynisme ?
Comme tous les fils de profs, j'ai grandi dans le respect sacré de l'école, et, avec un peu de chance et beaucoup d'efforts, réussi le concours d'entrée de Polytechnique. Mais le système de sélection à la française est ainsi fait qu'il ouvre la voie de la réussite professionnelle à des jeunes gens qui, par identité sociologique et orientation philosophique, n'ont pas envie de faire carrière - ni souvent d'ailleurs les qualités requises. Une génération romantique est ainsi en train d'éclore, et c'est là une bien curieuse ironie de voir des bataillons de diplômés surentraînés, prêts à tout pour échapper au costume cravate et n'être jamais directeurs de rien. Il y a des jours où la vie-de-bureau donne irrésistiblement envie d'aller vendre des beignets sur la plage, de partir alphabétiser le tiers-monde, ou d'investir toute son épargne dans une bergerie. Ce livre n'est pas fait pour vous en dissuader. (p. 9-10)

La lenteur et l’ennui sont l’essence même de la vie-de-bureau. (p. 13)

Le plus amusant avec la dilution progressive du temps et des événements, c'est que l'on perd de vue la densité normale d'une journée. Tous les retraités avouent ne plus avoir une minute à eux. Il en est de même des cadres moyens dans les grandes entreprises. Ils se disent complètement « surbookés » , mais gagneraient à passer une journée chez un artisan. Les rituels sociaux et l'environnement de travail se sont tellement enracinés qu'ils sont devenus indissociables du travail lui-même et qu'on ne sait plus distinguer ce qui relève du travail et du « para-travail ». Se réunir pour faire le point de la semaine, discuter avec son collègue d'un article paru dans Les Échos, prendre un café, puis deux, regarder où en est le cours de la Bourse, forwarder quelques blagues circulant sur Internet et faire le tri de sa messagerie, poser ses congés et vérifier le solde (on ne sait jamais, le logiciel peut se tromper...), rappeler un ami au sujet de l'apéro de vendredi, puis sa femme pour les courses du soir, ne pas oublier de réserver les billets de train sur le site de la SNCF, puis travailler une heure ou deux et prendre un café. La généralisation de l'ordinateur offre cet incomparable avantage de ne pas distinguer la « posture travail » et la « posture loisir », et Iemonde.fr présente l'avantage sur son jumeau en papier de pouvoir être lu sans être déplié. Dans les deux cas, on tapote sur son clavier, même si certaines oreilles particulièrement affûtées savent reconnaître la cadence spécifique des « clicks » et des « taps » caractérisant la navigation sur Internet. Ce mélange intime de travail et de para-travail fait généralement l'objet d'un pacte de non-agression et de bon voisinage dans l'entreprise, permettant à chacun de traiter ses problèmes d'impôt, de plomberie ou de nounou entre deux réunions sans que quiconque s'en émeuve. (p. 15-16)

Il y a en effet une symbolique de l'offrande dans le geste du salarié se présentant tous les jours à son bureau. Celui qui ne vient que pour travailler ne donne pas l'entièreté de sa personne. Il ne s'offre pas en tant que camarade loyal et fidèle, toujours au poste et prêt au sacrifice suprême. La dimension martiale de l'entreprise n'est pas contestable, en dépit de toutes ses dénegations New tech et New Age et de sa détestation affichée pour toutes les formes d'administration. Même la plus moderne et la plus décoincée reste attachée au décompte traditionnel des heures de présence. Comme l'armée, elle condamne les déserteurs. « Sombrons, mais ensemble » : tel est son credo. Ou plutôt, « gâchons nos vies dans un travail ennuyeux et rémunérateur, mais ensemble ». (p. 18)

Les mutations véhiculent des fantasmes et des sentiments puissants qui rapprochent étrangement l'entreprise de la prison. Il n'y a que dans les univers carcéraux que les arrivées et les départs prennent autant de relief. Bizutage du nouveau, crainte animale de sa suprématie, repositionnement des rapports de forces. Attente de la libération, envies d'évasion, velléités de reconversion, planification d'une deuxième vie... Tout cela s'applique indifféremment aux deux univers. La seule différence réside finalement dans le fait qu'on ne creuse pas (encore) de tunnel sous la moquette des open space. Je demanderais bien à ma femme de prendre en otage un pilote d'hélicoptère pour venir me chercher au travail mais elle risque de me répondre que je n'ai qu'à prendre le métro. (p. 20-21)

Alors, à quand le Grand Soir ? Pourquoi ne nous révoltons-nous pas davantage ? Pour la bonne et simple raison que nous sommes morts de peur. Peur et paranoïa sont les seuls ciments possibles d'un système dépourvu de plaisir. Peur des autres, vécus comme autant de menaces à sa propre existence ; peur du patron, dont les pouvoirs surnaturels, comme chacun le sait, lui permettent de foudroyer ses collaborateurs en projetant des rayons laser avec les yeux lorsqu'il n'est pas content ; peur de soi et de ses propres limites, peur continuelle de paraître idiot en réunion, peur de l'avenir, et bien entendu peur de perdre son emploi. (p. 55-56)

Teodor Limann, Morts de peur. La vie de bureau (Les empêcheurs de penser en rond, 2008)

Pas vraiment un essai, mais la chronique ironique, acide et drôle de sa vie-de-bureau par un jeune cadre financier de 32 ans dont Teodor Limann est le pseudo.

mardi 8 avril 2008

processus de dissémination


Par l’informatique, toute activité langagière humaine est maintenant interprétée puis transformée pour être « comprise » par les machines. (p. 58)

Par les réseaux de télécommunications, et par Internet en particulier, transitent non seulement presque toute l'information produite par les humains (et par l'environnement) mais aussi presque toute celle au sujet des humains. Bibliothèques, banques, données gouvernementales, textes académiques, archives historiques, informations médicales, images satellites, contrats, énoncés juridiques, littérature, informations militaires, plans architecturaux, salaires, rien aujourd'hui n'échappe à ce réseau. La presque totalité de nos représentations et de nos conceptualisations y niche. Dans les réseaux de télécommunications se cachent la preuve, la conviction de notre existence. Détruire ces réseaux est détruire l'humanité telle que nous la vivons aujourd'hui. Sans réseaux, les traces de notre présence sur cette planète disparaîtraient, les témoignages de notre prolongement dans le temps s'envoleraient. Sans réseaux, l'histoire humaine ne deviendrait plus que souvenirs, légendes, mythes. Sans réseaux, nous serions emprisonnés dans le présent, incapables d'accéder aux informations amassées dans le passé, incapables de les prolonger dans le futur. (p. 127-128)

Des humains existent toujours en amont ou en aval de ces réseaux, pourrait-on argumenter. Certes, mais la complexification et la multiplication quasi exponentielles de ceux-ci rend presque impossible l'identification de la source ou de la destination. Les réseaux, en ce sens, participent à l'apparition de la condition inhumaine ; en multipliant les parcours, ils effacent, en quelque sorte, toute trace d'origine, tout indice de destination, et proposent une disparition subséquente de l'élément humain. Qui plus est, bien souvent, l'information qui circule sur ces réseaux ne s'adresse plus directement à l'humain. Par les réseaux informatiques par exemple, l'information, sans origine ni but véritables, peut circuler de base de données en base de données sans avoir recours à la présence humaine ; en fait, si une grande quantité d'informations permute encore d'humain à humain, celui-ci est de moins en moins nécessaire au processus de dissémination. L'humain voit, consomme et utilise l’information, mais celle-ci ne quitte presque plus l'espace informatique et ne pénètre presque plus l'espace génétique (nous n'utilisons guère notre mémoire car nous utilisons celle des outils informatiques et numériques. Peu d'informations résident aujourd'hui dans l'espace mémoriel de l'humain). De plus, ainsi que l'exemple des virus informatiques le prouve, l'information possède aujourd'hui une importante capacité d'autoreproduction. Un virus informatique n'a besoin d'aucun véhicule de survie génétique pour se disséminer (certes, les virus informatiques ont été, à l'origine, créés par des humains, mais leur existence dans le cyberespace est maintenant indépendante de ces derniers. Une fois créé, le virus informatique s'enchevêtre dans l'écosystème cyberspatial et assure sa survie de façon quasi autonome). (p. 139-140)

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Dans la condition inhumaine, la communication change. Si la communication dans un groupe restreint peut se gérer au moyen d'un simple échange d'informations sonores, visuelles et chimiques (je vois, entends, touche mes interlocuteurs et cette série d'informations, la posture, le timbre de la voix, la sueur, le regard, me permet de dialoguer avec précision), cela n'est pas le cas dans un groupe de plus grande envergure. Dès qu'un groupe dépasse la taille de l'accès direct à son information par les sens, une structure de cohérence doit se développer afin de contrer la poussée de l'entropie.
Et puisque nous appartenons à la collectivité qu'est la civilisation, puisque nos réseaux d'informations sont de plus en plus importants, globaux et instantanés, puisque nous recevons sans arrêt des informations des ensembles et groupes qui nous entourent, puisque nous en renvoyons aussi sans fin à ceux-ci, puisque nous nous révélons dans le chevauchement entre individus et essaims, puisque les uns et les autres n'ont toujours qu'un seul but, survivre pour se disséminer, alors il n'est pas étonnant que nous voyions l'apparition d'une intelligence et d'une cohérence à l'échelle de l'humanité. Par les technologies de l'information et les réseaux, nous avons une voix, une pensée, un comportement collectifs.
Comment puis-je affirmer une telle chose ? En examinant la qualité et la résonance de la communication actuelle, en observant le besoin de similitude que l'on y retrouve. Blogs, chats, courriels, hyperliens, hypertextes téléphones cellulaires, réseaux d'échanges et de contrôle (de style eBay), une immense partie de la communication humaine contemporaine est maintenant définie par deux phénomènes fondamentaux, la dissémination et la légitimation, et par une caractéristique, la cohérence.
Qu'est-ce à dire ? Que la communication actuelle semble posséder un objectif principal : nourrir (ou du moins créer) une cohérence globale. Pourquoi ? Parce que toutes les formes de communication autres qu'intimes deviennent globales. Nous communiquons des informations non pas pour notre voisin ou nos amis, mais bien pour les réseaux et ceux qui les peuplent. À quoi servent un chat, un blog si ce n'est à disséminer une information au niveau global ? À quoi servent les SMS si ce n’est à une diffusion rapide, propagée au plus grand nombre ? Même la communication dialogique, entre un utilisateur et l'autre. par le courriel par exemple, puisqu'elle utilise le réseau (et y réside), nourrit ce dernier. Parfois de façon immédiate (le courriel est partagé, suivi ou même intercepté), parfois de façon latente (le courriel est conservé pour utilisation ultérieure), parfois même de façon inactive (le courriel est éliminé mais des traces en persistent toujours dans le réseau).
Pour preuve ? L'hyperlien, caractéristique la plus fondamentale de la communication en ce début de XXIe siècle. L'hyperlien n'est pas cette révolution de la lecture ou de l'écriture que plusieurs nous avaient annoncée. Ce n'est pas dans l'acte de lire ou d'écrire que l'hyperlien est le plus étonnant. C'est dans son désir de communication et dans sa recherche de légitimation. Blogs, chats, courriels et sites web fonctionnent sur ces deux principes. Un blog acquiert sa légitimité s'il est recensé dans d'autres blogs (dont la légitimité est elle aussi dépendante de recensements) et si, en retour, il en recense lui-même. N'est-ce pas d'ailleurs la caractéristique de Google, une des raisons de son immense popularité ? Le premier site qui apparaît dans Google est certes celui qui possède les mots-clés recherchés mais il est aussi, et surtout, celui qui est recensé (hyperlié) par le plus grand nombre de sites. Bref, c'est l'hyperlien qui assure la force, la légitimité, la qualité d'un site, d'un blog, d'un chat.
Dissémination de l'information, légitimation par la collectivité (qui accepte ou rejette l'information proposée), décentralisation, boucles de rétroaction, voilà autant de caractéristiques qui marquent à la fois non seulement les nouvelles structures de communication de l'humanité mais aussi les réseaux d'intelligence collective des insectes et bactéries. (p. 146-148)

Ollivier Dyens, La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique (Flammarion, 2008)

« La révolution « inhumaine » »: Entretien avec Ollivier Dyens paru dans Le Monde, 26 janvier 2008

lundi 7 avril 2008

repenser la condition humaine

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Ce n'est pas l'omniprésence des technologies qui nous angoisse, mais bien les lectures du monde qu'elles nous forcent à accepter (là où le cosmos n'est peut-être qu'une série de cordelettes qui vibrent, là où temps et espace se déforment par le poids des étoiles, là où disparaît toute notion de début, de fin, de limite, là où existent des horizons par-delà lesquels les lois physiques s'effondrent). Ce n'est pas l'omniprésence des technologies qui nous alarme, mais ces lectures du monde qui remettent aussi, et surtout, en question la forme, la structure, l'essence même du vivant et de l'humain (comment peut-on parler d'hommes et de femmes alors que la technologie nous dépeint l'individu comme une forme éphémère de strates instables, mouvantes et contaminées ?). La réalité technologique nous fait découvrir un univers non pas insensé, mais dont le sens ne correspond pas à notre perception biologique. La réalité technologique nous montre que l'univers est parfaitement étranger à la perception que nous en avons, que l'information que nous saisissons du monde qui nous entoure par l'entremise de notre biologie est au mieux partielle, au pire un simulacre. De cette incompatibilité naissent un malaise, une angoisse profonde : ce que nous ressentons, voyons, touchons, aimons n'est, semble-t-il, qu'une construction. C'est ce malaise que je nomme la condition inhumaine.
Ce livre n'est ni un réquisitoire, ni un manifeste, ni un pamphlet. Il se veut une lecture et une analyse de la condition inhumaine. Il ne cherchera pas à condamner ou à encenser la technologie, mais bien à utiliser la multiplication des niveaux de réalité qu'elle nous offre pour examiner le vertige contemporain. Parfois le regard posé sera heureux, parfois inquiet. Pourquoi ? Parce que ce livre se laissera guider par l'analyse de ce phénomène qu'est la condition inhumaine. Et si, parfois. cette condition inhumaine suggère d'effrayantes conclusions (l'humain est un mécanisme, l'art est un algorithme, la croissance exponentielle des technologies nous pousse vers une singularité), elle propose aussi une façon nouvelle de comprendre le monde, libérée des tensions et polarisations biologiques, culturelles et politiques bien souvent abêtissantes. La condition inhumaine nous oblige à repenser la condition humaine. Si la conception de l'homme et de la femme qui est la nôtre depuis des millénaires risque de s'y perdre, peut-être seront aussi perdues les luttes animales et violentes que l'humanité se livre à elle-même depuis toujours. Dans la condition inhumaine s'enchevêtrent espoir et désespoir, humain et machine, intention et mécanisme. La condition inhumaine est un cocon. De cette gestation nouvelle entre le biologique et le technologique émergera probablement un sens. C'est à la recherche de ce sens que se lance ce livre. (p. 15-17)

Chaque jour en Occident, et bientôt dans le monde entier, des êtres humains naissent, survivent, grandissent et meurent grâce à des machines, aux côtés de machines, dans et par des machines. Ce sont les machines qui, aujourd'hui, donnent vie et souffle à notre monde ; ce sont les machines qui, les premières, voient les enfants (par l'échographie), les soignent (de façon intra-utérine), les veillent ; ce sont elles qui, les premières, couvent nos enfants, les touchent, les regardent. Ce sont elles qui les protègent, les secourent et les rassurent. Ce sont elles qui nourrissent leur imaginaire, qui développent leur cortex visuel ; c'est avec elles que se développent de véritables relations amoureuses. Ce sont les machines qui, littéralement, enfantent notre monde. Et qui, de cet enfantement, permettent l'émergence d'un nouvel écosystème, d'une nouvelle espèce : depuis un peu moins d'un siècle, vous, moi, tous ceux qui lisent ce livre, doivent leur vie, leurs guérisons, leur agonie, leur bonheur et désespoir de moins en moins aux êtres qui peuplent leurs désirs et de plus en plus aux machines qui les veillent calmement. Depuis un peu plus d'un siècle, les machines nous donnent vie, nous peignent l'existence, nous plongent dans la mort et font de nous des êtres non pas robotiques, non pas cyberorganiques, mais différents ; des êtres qui dépendent de réseaux, de techniques et d'outils. Des êtres qui dépendent de souffles, de perceptions, de rythmes accélérés, insatiables, machiniques.
L'homme, la femme, l'enfant de cette ère ne sont humains que par leur relation aux machines. (p. 20)

Soyons clairs : nous n'avons jamais habité dans un monde fait à la mesure de l'humain. Certes, la nature est belle et douce, magnifique de couleurs, d'espaces et de grâces, mais elle est aussi cette dynamique qui génère des parasites et qui pousse les êtres à se blesser et à se tuer. La nature n'a qu'un but, se reproduire, et ne permet qu'une façon d'y arriver : en s'emparant de l'ordre contenu dans les corps. La nature n'est pas faite à la mesure de l'homme (ni à la mesure des animaux). La nature est faite à sa mesure et sa mesure est celle de sa reproduction et de sa multiplication, envers et contre tout ; envers les douleurs, les agonies, les renoncements ; contre l'amour, la tendresse, la bonté. Que des êtres aient développé la capacité de souffrir, d'avoir peur, de sentir la peine, la solitude et l'abandon, cela ne fait aucune différence. Nous vivons dans un monde qui n'a jamais été à la mesure de notre conscience, de notre capacité d'imaginer la mort, l'exil, le renoncement, la joie. Dès le premier regard vers le ciel, vers la nuit, vers le corps de l'aimé qui souffre et qui meurt, dès la première question, le premier pourquoi, l'humain a vécu dans un monde qui ignore sa nature, sa mesure. Dès que l'humain a compris qu'inexorablement tout autour de lui, un jour, s'éteindrait, il s'est exilé du monde qui l'entourait. Le dialogue que nous entretenons aujourd'hui avec les machines, la coévolution que nous partageons avec elles, le monde étrange que nous bâtissons à leurs côtés, souvent pour leurs besoins, n’est certainement pas plus démesuré que celui, indifférent et muet, dans lequel nous avons vécu jusqu'à maintenant. (p. 22)

Ollivier Dyens, La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique (Flammarion, 2008)

Ollivier Dyens est né le 18 juillet 1963 à Rome.
Il est professeur au département d'études françaises de l'université Concordia à Montréal, et a publié :

- Prières : poèmes (Éditions du Vermillon, 1993)
- Chair et Métal : Évolution de l'homme, la technologie prend le relais (VLB Éditeur, 2000)
- Les Murs des planètes ; suivi de La Cathédrale aveugle (textes et cédérom) : poésie multimédia (VLB Éditeur, 2002)
- Les Bêtes : poésie (Triptyque, 2003)
- Continent X, vertige du nouvel Occident (VLB Éditeur, 2003)
- Navigations technologiques (VLB Éditeur, 2004)

voir en ligne : « De lettres et d’acier » (bleuOrange. Revue de littérature hypermédiatique, 1)

mardi 4 mars 2008

quelque chose de très compliqué

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Or voici que quelqu’un (que je n’identifie pas dans le rêve, mais à qui je me sens très redevable dans la réalité) me prend à l’écart pour me dire : « C’est pourtant bien simple. Il suffit de montrer que le désir est quelque chose de très compliqué, ou plutôt de très complexe. On ne désire jamais quelque chose, mais une pluralité de choses. Évoquez en passant Deleuze et concluez avec Balzac. Le début ? Eh bien, il n’y a qu’à parler du Combray de Proust, de la petite madeleine ». Le curieux est que tout cela était assez précis et aisément déchiffrable, contrairement à ce qui se passe ordinairement dans les rêves. C’est pourquoi, sitôt réveillé, je me précipite à ma table et retranscris le plan de mon ami inconnu.

Clément Rosset, La Nuit de mai (Minuit, « Paradoxe », 2008, p. 8)

Écho de la « Nuit » pascalienne (qui n'était pas de mai mais de novembre, si je me souviens bien) ? ou antidote à sa très sombre Route de nuit (Gallimard, 1999) ? Ce très court livre de Clément Rosset est étrange et quelque peu énigmatique, à l'image de son bel Avant-propos en forme de récit de rêve.

samedi 28 juillet 2007

salauds d'improductifs

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Avant d’être salarié, le travailleur était un esclave. Son maître se devait alors de le nourrir et de le loger, voire de le vêtir. Depuis qu'il n'est plus cet esclave, le travailleur se doit à son tour de se vêtir, de se nourrir et de se loger lui-même, ainsi que du faire le plein de sa bagnole écrasante ou de recharger son portable communicatif. Pour cela, à la place du fouet, le maître lui donne de l'argent. Si le maître ne lui donnait pas de l'argent, le travailleur ne travaillerait pas. On peut donc en conclure que le travailleur n'a pas besoin de travail, mais d'argent.

S'il n'y a pas d'alternative à l’argent, il en existe plusieurs au travail, du moins pour se procurer ce pourquoi on travaille. En vrac, on citera le vol, l'escroquerie, la spoliation, la prostitution, l'art, le mariage, l'héritage, Ia mendicité, le loto, la spéculation boursière, le denier des cultes, les dons caritatifs, les cotisations participatives, les détournements de fonds, les impôts (républicains ou révolutionnaires), le racket, la corruption, bref, tout ce que les hommes lucides ou non-croyants tentent de pratiquer dans le cadre de Ia loi, bien sûr. (…)

Quand on ne sait pas quoi faire de son « temps libre », il y a les loisirs, dont l'organisation est calquée sur celle du travail. À ce point que pour mettre en place ces loisirs, de plus en plus de chômeurs, licenciés pour cause de délocalisation inflexible, sont employés à cette tâche, Vous pensez d'une aubaine.

Le jour où tous les travailleurs s'amuseront en travaillant, c'est-à-dire quand tout le monde du travail sera embauché pour travailler aux loisirs, la boucle n'en sera pas bouclée pour autant, vous pouvez pour cela faire confiance à l'inépuisable imagination de l'homme. Peut-être même est-il déjà né le petit malin qui se demande ce que l'on pourrait bien faire pendant les temps morts.

Les morts : en voilà des salauds d'improductifs !

Toulouse-la-rose, Du singe au songe (Sens & Tonka, Calepin 15, 2007, p. 40-41 et p. 44)

Une réjouissante biographie mise en ligne par son éditeur précédent, Le Talus d’approche, nous apprend que « de son vrai nom Isidore Cocasse, Toulouse-la-Rose est né en 1955, quelque part dans les Basses-Pyrénées, de père et de mère inconnus des services de police » : faut-il la croire ?

Il a publié auparavant : La Véritable Biographie maspérisatrice de Guy-Ernest Debord considérée sous ses aspects orduriers, cancaniers, folkloriques, malveillants, nauséabonds, fielleux, et notamment vulgaires et du manque de moyens pour y remédier (Talus d'approche, 2000)
Ignobilis Splendor (Talus d'approche, 2001)
Quel futur pour notre avenir ? Petit essai sur nos grandes tentatives (Talus d'approche, 2002)
Pour en finir, avec Guy Debord (Talus d'approche, 2004)

vendredi 20 juillet 2007

la perfection de la paresse

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À la demande générale, encore un peu de littérature subversive : dans un court texte écrit d’un seul jet le 15 février 1921, le peintre et théoricien Kazimir Malevitch se livre à une réhabilitation de la paresse « mère de la perfection », non sans prendre malicieusement l’exemple du modèle de perfection que les hommes se sont donné, Dieu lui-même :

Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. C’est cette inversion que je voudrais tirer au clair. (p. 12)

L’argent n’est rien d’autre qu’un petit morceau de paresse. Plus on en aura et plus on connaîtra la félicité de la paresse. (p. 16)

L'homme, le peuple, l'humanité entière se fixent toujours un but et ce but est toujours dans le futur : un de ces objectifs est la perfection, c'est-à-dire Dieu. L'imagination humaine l'a décrit et a même donné le détail des jours de la création, d'où il ressort que Dieu construisit le monde en six jours et que le septième il se reposa. Combien de temps ce jour se prolonge-t-il, on ne le sait pas, mais en tout cas, le septième jour est celui du repos. On peut admettre que le premier moment de repos soit un repos physique, mais en réalité, il n'en a pas été ainsi : s'il avait dû construire l'univers en effectuant un travail physique, Dieu aurait dû travailler autant qu'un homme ; il est clair qu'il ne s'agissait pas d'un travail physique, et qu'en conséquence il n'avait pas besoin de se reposer. Pour effectuer sa création, il n'avait qu'à prononcer les mots « Que cela soit » : l'univers dans toute sa diversité a été créé en répétant six fois « Que cela soit ». Depuis ce temps, Dieu ne crée plus, il se repose sur le trône de la paresse et contemple sa propre sagesse. (p. 29-30)

Ainsi se justifie la légende de Dieu comme perfection de la « Paresse ». (p. 32)

Kazimir Malevitch, La Paresse comme vérité effective de l’homme (1921) (Allia, 1995)

jeudi 25 janvier 2007

devenirs du roman

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À l'occasion de la sortie de Devenirs du roman (Naïve/Inculte, 2007), on peut lire en ligne, concernant ce « genre usé, éculé, qui a dit tout ce qu'il avait à dire » (Edmond de Goncourt en 1891, judicieusement cité par Nathalie Crom) :

- Nathalie Crom, « Le roman d’une polémique », Télérama, 2976, 27 Janvier 2007
(aussi pour les dessins de Jean-Philippe Delhomme : j'en ai emprunté un ci-dessus)

- Sylvain Bourmeau, « Roman ? », Les Inrockuptibles, 582, 23 janvier 2007

- un entretien Tzvetan Todorov / François Bégaudeau, La Croix, 10 janvier 2007

dimanche 21 janvier 2007

hontologie

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Et, en ce sens, le Grand Livre de la littérature, tel qu'il continue de s'écrire au tournant de ce siècle, accompagnant à la fois la montée en puissance de l'homme à nu et la perte de l'individualité, donne à lire ce que Lacan appelait de ses voeux : « une hontologie, orthographiée enfin correctement ».
Cette « hontologie », on peut sans doute la déceler dans l'espace de la fiction, à travers tous ces drames singuliers et collectifs où s'impose la présence insoutenable de l'autre. Mais c'est peut-être d'abord dans le geste même de l'écriture adressée qu'elle se manifeste avec le plus d'intensité, dans cette sorte d'auto-analyse qu'est le procès même de la publication, lorsqu'il se confronte à des enjeux essentiels. C'est alors en somme une autre manière de renégocier verbalement les rapports entre la personne intime et le personnage public, de cacher et d'exposer le quant-à-soi aux yeux des autres. Une autre façon de paraître, de livrer en pâture l'homme de verre.
D'où ce silence aux franges de l'écrit, le travaillant de l'intérieur, cette présence à la fois inquiétante et stimulante qui aura hanté la page en train de s'écrire, celle d'un lecteur indiscret, faille probable dans la forteresse autoprotectrice de l'ouvre en cours. La honte propre à la littérature, ce serait ce malentendu recherché, inévitable, ce choc à secousses multiples entre l'auteur se construisant, s'inventant (tout à la fois pudique et impudique, secret et exhibitionniste), et le lecteur à venir.
Témoin inquiet de sa propre désubjectivation, partagé entre l'humilité et l'orgueil, l'homme de lettres ressemble ainsi étrangement à l'homme de la honte.

Jean-Pierre Martin, Le livre des hontes (Seuil, 2006, p. 19)

lundi 8 janvier 2007

les livres que l'on n'a pas lu

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S'agissant de lecture, voici un livre dont je peux en toute bonne conscience parler sans l'avoir (encore) lu : Pierre Bayard, dont j'ai beaucoup aimé les précédents essais, qui regorgent de surprises, de romanesque et de paradoxes (Comment améliorer les œuvres ratées ? (Minuit, 2000), Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? (Minuit, 2004), Demain est écrit (Minuit, 2005)), publie Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? (Minuit, 2007).

Livres Hebdo (n° 671, 5 janvier 2007), propose (pas en ligne malheureusement) un entretien avec Jean-Maurice de Montremy où Pierre Bayard décrit la « non-lecture » comme une des clés de la lecture, effleure les concepts alléchants de « bibliothèque collective », de « livre-écran » et de « livre intérieur » et affirme qu' « un critique éprouvé se distingue, en effet, du tout venant par sa maîtrise de la non-lecture. (…) La véritable critique est, en fin de compte, la création d'un autre livre. »

Il nous offre également deux citations d'oscar Wilde : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique : on se laisse tellement influencer. »
et de Robert Musil : « Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières. »

Je vais sans doute lire ce livre : jamais, décidément, je ne serais une bonne critique (tant mieux) ni une bonne bibliothécaire (plus gênant, ça!).

samedi 18 novembre 2006

je suis idiot devant l'autre

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Avital Ronell est née à Prague en 1953 de parents diplomates Israéliens. Elle a étudié l'herméneutique à Berlin, travaillé notamment avec Derrida et obtenu un doctorat à Princeton. Elle enseigne l'anglais, l'allemand et la littérature comparée à la New York University.

Aucun de ses essais, qui creusent les failles du quotidien, s'interrogent sur nos machines modernes et s'appuient sur la lecture attentive de très nombreux écrivains, n'était jusqu'alors traduit en France. Viennent de sortir Stupidity (Stock) et Telephone book (Bayard), ainsi que American philo, entretiens avec Anne Dufourmantelle (Stock). Encore quelques extraits :

Reformuler la question de la bêtise est ainsi une autre façon de lancer ce défi interrogateur : Was heisst Denken ? Qu'appelle-t-on penser ? Ou plutôt : comment se fait-il que nous ne pensions toujours pas ? (...)

Situer l'espace de la bêtise a toujours fait partie d'un répertoire qui s'imposait à toute activité intelligente - et, finalement, stupide - cherchant à s'établir elle-même et à territorialiser ses découvertes. La parenté de la bêtise avec l'intelligence et, ce qui aura peut-être des conséquences encore plus importantes, le statut des nuances, des usages, des crimes et des appréciations de la bêtise elle-même demeurent largement absents de la réflexion contemporaine.(...)

Si l'on devait résumer en termes éthiques la seule position possible au regard de cet être toujours en instance d'arriver, ce serait de la façon suivante : je suis idiot devant l'autre.

(Stupidity, p. 44-45, p. 63 et p. 105)

On peut lire en français deux articles :
Omar Berrada, « Avital Ronell : La philosophe à venir », L'Humanité, 4 novembre 2006
Robert Maggiori, « La carte Avital Ronell », Libération, 28 septembre 2006

mercredi 11 octobre 2006

taf d'écrivain médiatisé

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Voilà qui va plaire à Berlol, fan de Ce soir (ou jamais!) : Frédéric Taddeï tente de confronter le féminisme de Virginie Despentes à celui de Gisèle Halimi mais le dialogue tourne très vite court, la jeune outrecuidante étant renvoyée au caractère par trop léger et individualiste de sa révolte.

Mieux vaut lire le manifeste autobiographique jubilatoire de Virginie Despentes, qui tord le cou à pas mal d'idées trop communément admises et vengera toutes les femmes qui (j'en suis!) se reconnaitront dans son autoportrait en « prolotte de la féminité » :

C'est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j'ai parlé hier et que je recommence aujourd'hui. Quand j'étais au RMI, je ne ressentais aucune honte d'être une exclue, juste de la colère. C'est la même en tant que femme : je ne ressens pas la moindre honte de ne pas être une super bonne meuf. En revanche, je suis verte de rage qu'en tant que fille qui intéresse peu les hommes, on cherche sans cesse à me faire savoir que je ne devrais même pas être là. (p. 9-10) (...) Après plusieurs années de bonne, loyale et sincère investigation, j'en ai quand même déduit que : la féminité, c'est la putasserie. L'art de la servilité. On peut appeler ça séduction et en faire un machin glamour. Ça n'est un sport de haut niveau que dans très peu de cas. Massivement, c'est juste prendre l'habitude de se comporter en inférieure. (p. 136)

Drôle et juste également ce qu'elle écrit sur son passage assez fluide de la prostitution au « taf d'écrivain médiatisé » (dont elle parlait aussi fort bien le 6 octobre dernier dans l'autre émission de télévision où l'on fait semblant d'être au café dans la vraie vie, Café Picouly) :

(…) puis je suis devenue Virginie Despentes. La partie promotionnelle de mon taf d'écrivain médiatisé m'a toujours frappée par ses ressemblances avec l'acte de se prostituer. Sauf que quand on dit « je suis une pute » on a tous les sauveurs de son côté, alors que si on dit « je passe à la télé », on a les jaloux contre soi. Mais le sentiment de ne pas tout à fait s'appartenir, de vendre ce qui est intime, de montrer ce qui est privé, est exactement le même. Je ne fais toujours pas la différence nette, entre la prostitution et le travail salarié légal, entre la prostitution et la séduction féminine, entre le sexe tarifé et le sexe intéressé, entre ce que j'ai connu ces années-là et ce que j'ai vu les années suivantes. Ce que les femmes font de leurs corps, du moment qu'autour d'elles il y a des hommes qui ont du pouvoir et de l'argent, m'a semblé très proche, au final. Entre la féminité telle que vendue dans les magazines et celle de la pute, la nuance m'échappe toujours. Et, bien qu'elles ne donnent pas leurs tarifs, j'ai l'impression d'avoir connu beaucoup de putes, depuis. Beaucoup de femmes que le sexe n'intéresse pas mais qui savent en tirer profit. (p. 81-82)

Quand vous devenez une fille publique, on vous tombe dessus de toutes parts, d'une façon particulière. Mais il ne faut pas s'en plaindre, c'est mal vu. Il faut avoir de l'humour, de la distance, et les couilles bien accrochées, pour encaisser. Toutes ces discussions pour savoir si j'avais le droit de dire ce que je disais. Une femme. Mon sexe. Mon physique. Dans tous les articles, plutôt gentiment, d'ailleurs. Non, on ne décrit pas un auteur homme comme on le fait pour une femme. Personne n'a éprouvé le besoin d'écrire que Houellebecq était beau. S'il avait été une femme, et qu'autant d'hommes aient aimé ses livres, ils auraient écrit qu'il était beau. Ou pas. Mais on aurait connu leur sentiment sur la question. Et on aurait cherché. dans neuf articles sur dix, à lui régler son compte et à expliquer, dans le détail, ce qui faisait que cet homme était aussi malheureux, sexuellement. On lui aurait fait savoir que c'était sa faute, qu'il ne s'y prenait pas correctement, qu'il ne pouvait pas se plaindre de quoi que ce soit. On se serait foutu de lui, au passage : non mais t'as vu ta gueule ? On aurait été extraordinairement violent avec lui, si en tant que femme il avait dit du sexe et de l'amour avec les hommes ce que lui dit du sexe et de l'amour avec les femmes. À talent équivalent, ça n'aurait pas été le même traitement. Ne pas aimer les femmes, chez un homme, c'est une attitude. Ne pas aimer les hommes, chez une femme, c'est une pathologie. Une femme qui ne serait pas très séduisante et viendrait se plaindre de ce que les hommes sont infoutus de bien la faire jouir ? On en entendrait parler de son physique, et de sa vie familiale, dans les détails les plus sordides, et de ses complexes, et de ses problèmes. (p. 126-127)

Les femmes qu'on entend s'exprimer sont celles qui savent faire avec eux. De préférence celles qui pensent le féminisme comme une cause secondaire, de luxe. Celles qui ne vont pas prendre la tête avec ça. Et plutôt les femmes les plus présentables, puisque notre qualité première reste d'être agréables. Les femmes de pouvoir sont les alliées des hommes, celles d'entre nous qui savent le mieux courber l'échine et sourire sous la domination. Prétendre que ça ne fait même pas mal. Les autres, les furieuses, les moches, les fortes têtes, sont asphyxiées, écartées, annulées. Non grata dans le gratin. Moi, j'aime Josée Dayan. Je ronronne de plaisir chaque fois que je la vois à la télé. Parce que le reste du temps, même les romancières, les journalistes, les sportives, les chanteuses, les présidentes de boîtes, les productrices, toutes les bonnes femmes qu'on voit se sentent obligées de jouer un petit décolleté, une paire de boucles d'oreilles, les cheveux bien coiffés, preuves de féminité, gages de docilité. (p. 132-133)

Virginie Despentes, King Kong Théorie (Grasset, 2006)

On peut lire en ligne, si on ne traîne pas trop, l'article de Josyane Savigneau, « Despentes, un cri pour les femmes » (Le Monde des livres, 6 octobre 2006). (ps : l'article est aussi disponible là)

Virginie Despentes a été l'une des première parmi les écrivains, en 2004, à jouer le jeu du blog, une expérience qu'elle commente là.

lundi 11 septembre 2006

plus jamais ?

En écoutant les journalistes, le philosophe Slavoj Zizek se pose quant à lui une autre question essentielle :

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Que penser alors de cette phrase dont l'écho se propage partout : « Rien ne sera plus jamais comme avant le 11 Septembre » ? Cette phrase, et c'est significatif, n'est jamais développée plus avant : c'est un geste vide qui essaie de dire quelque chose de « profond » sans vraiment savoir ce qu'il veut dire. « Vraiment ? », est-on tenté de répondre. Et si, précisément, rien d'épochal n'était arrivé le 11 Septembre ? Et si, comme semble le démontrer le regain massif du patriotisme américain, l'expérience bouleversante du 11 Septembre avait en dernière analyse servi de dispositif mis au service de l'hégémonie américaine visant un « retour à l'essentiel », nue réaffirmation de ses coordonnées idéologiques de base contre le mouvement antimondialiste et autres tentations critiques ? Je devrais peut-être préciser cette proposition en introduisant la temporalité du futur antérieur. Le 11 Septembre, l'occasion a été offerte aux États-Unis d'Amérique de comprendre de quel genre de monde ils faisaient partie. Ils auraient pu la saisir : il n'en a rien été. Ils ont choisi au contraire de réaffirmer leurs engagements idéologiques traditionnels, sans aucun sentiment de responsabilité ou de culpabilité à l'égard du tiers-monde paupérisé : nous sommes les victimes ! (p. 79)

L'alternative est donc la suivante : les Américains vont-ils décider de renforcer plus encore leur sphère ou prendre le risque d'en franchir les limites ? Soit l'Amérique va persister - jusqu'à radicaliser même l'attitude profondément immorale consistant à dire « Pourquoi cela devait-il nous arriver ? Ces choses-là n'arrivent pas chez nous ! » et redoubler d'agressivité à l'encontre du Dehors menaçant -, bref persister dans son passage à l'acte paranoïaque. Soit l'Amérique va finalement se risquer à franchir le pas, traverser l'écran fantasmatique qui la sépare du Monde du Dehors, assumer son appartenance au Monde Réel, opérant cette transition longtemps attendue de « Une chose pareille ne devrait pas arriver ici ! » à « Une chose pareille ne devrait arriver nulle part ! ». C'est la vraie leçon de ces attaques : la seule manière de s'assurer qu'elles ne se produiront plus ici consiste à empêcher qu'elles se produisent partout ailleurs. Bref, l'Amérique devrait apprendre humblement à accepter sa propre vulnérabilité. Et considérer le châtiment des responsables non comme une vengeance exaltante mais comme un triste devoir. Au lieu de cela, elle réaffirme puissamment son rôle de gendarme mondial, comme si les causes du ressentiment à son endroit ne provenaient pas de son excès mais de son manque de pouvoir. (p. 82-83)

Le même processus de déréalisation s'est poursuivi après l'effondrement du World Trade Center : quand bien même le nombre des victimes (trois mille) ne cessait d'être répété, il était frappant de constater la quasi-absence d'images du carnage humain qui avait eu lieu : ni corps démembrés, ni sang, ni visages désespérés de victimes en train de mourir... tout cela contrastant totalement avec la couverture médiatique des catastrophes du tiers-monde où toute la question consiste, au contraire, à faire un scoop de chaque détail macabre : les Somaliens affamés, les femmes bosniaques violées, les hommes égorgés. Ces plans sont toujours précédés d'un avertissement précisant que « ces images pourraient heurter la sensibilité des enfants » : avertissement que nous n'avons jamais vu dans les journaux rendant compte de l'effondrement du World Trade Center. N'est-ce pas une preuve supplémentaire de la manière dont, même dans ce moment tragique, la distance est maintenue entre eux et nous, entre leur réalité et la nôtre ? L'horreur réelle arrive là-bas et non ici. (p. 34-35)

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Matrix (1999), le grand succès des frères Wachowski, a porté cette logique à son comble : la réalité matérielle dont nous faisons tous l'expérience et que nous avons sous les yeux n'est en fait qu'une réalité virtuelle générée et coordonnée par un énorme mégaordinateur auquel nous sommes tous reliés ; lorsque le héros (interprété par Keanu Reeves) se réveille dans la « vraie réalité », il ne voit plus qu'un paysage dévasté et recouvert de ruines calcinées : les restes de Chicago après une guerre planétaire. Morpheus, le chef de la résistance, lui réserve alors une salutation ironique : « Bienvenue dans le désert du réel. » Quelque chose du même ordre n'a-t-il pas eu lieu à New York le 11 Septembre ? Ses habitants ont été confrontés au « désert du réel ». Et, corrompus que nous sommes par Hollywood, le paysage et les images des tours qui s'effondraient ne pouvaient pas ne pas nous rappeler les scènes les plus haletantes des superproductions catastrophes. Lorsqu'on entend que ces attaques ont été un choc absolument inattendu, que l'Inimaginable, l'Impossible s'est produit, on devrait rappeler l'autre catastrophe inaugurale, celle du début du xxe siècle, le naufrage du Titanic. Là aussi ce fut un choc. Pourtant, la possibilité d'un tel événement avait déjà été envisagée par l'imaginaire idéologique, du fait que le Titanic était le symbole de la puissance de la civilisation industrielle du XIXe siècle. N'en va-t-il pas de même pour ces attaques ? Les médias ne nous ont pas seulement assommés sans répit avec les risques de menace terroriste, cette menace était libidinalement investie. Il suffit de se souvenir de toute une série de films, de New York 1997 à lndependence Day, pour comprendre la comparaison récurrente entre ces attaques terroristes et les films catastrophes hollywoodiens : l'impensable, qui a eu lieu, était un objet (le fantasme, et la plus grande surprise est qu'il soit arrivé à l'Amérique ce qu'elle fantasmait. Le dernier épisode de ce nouage entre Hollywood et la guerre contre le terrorisme s'est produit lorsque le Pentagone a décidé de faire appel à Hollywood. Au début du mois d'octobre 2001, la presse a signalé qu'un groupe de scénaristes et de réalisateurs de Hollywood, spécialistes des films catastrophes, avait été formé à l'initiative du Pentagone dans le but d'imaginer des scénarios possibles d'attaques terroristes ainsi que les moyens d'y remédier. Il semblerait d'ailleurs que cette collaboration se soit poursuivie : une série de rencontres entre les conseillers de la Maison Blanche et les producteurs de Hollywood ont eu lieu au début du mois de novembre 2001 afin de coordonner l'effort de guerre et de mettre au point la manière dont Hollywood pourrait aider la « guerre contre le terrorisme » en délivrant le bon message idéologique, non seulement aux Améri-cains mais aussi aux spectateurs du monde entier. Dernière preuve empirique que Hollywood fonctionne comme un «appareil idéologique d'État ». Il faudrait donc renverser la lecture classique selon laquelle l'effondrement du World Trade Center signifierait que le réel a fait intrusion dans notre sphère imaginaire et l'a fait éclater. Bien au contraire, c'est avant que le World Trade Center ne s'effondre que nous vivions dans une réalité sociale où nous ne percevions pas les horreurs du tiers-monde comme partie intégrante de la réalité (la nôtre) mais uniquement sous forme d'apparitions spectrales télévisées. Ce qui a eu lieu le 11 Septembre, c'est l'entrée de cet écran fantasmatique dans notre réalité. La réalité n'a pas fait irruption dans l'image : c'est l'image qui a fait irruption dans notre réalité (c'est-à-dire les coordonnées symboliques qui déterminent ce que nous percevons comme étant la réalité) et l'a fait éclater. Que la sortie de nombreux blockbusters comportant des scènes pouvant faire penser à l'effondrement du World Trade Center (immeubles en flammes, attaqués, actions terroristes...) ait été ajournée après le 11 Septembre (ou tout simplement que ces films aient été mis au placard) devrait être interprété comme la tentative de « refouler » l'arrière-plan fantasmatique sans lequel cet événement n'aurait pas eu une telle portée. Il ne s'agit pas ici de jouer le jeu pseudo-postmoderne qui réduirait l'effondrement des tours à un nouveau spectacle médiatique, à une variante catastrophique des snuff movies pornographiques ; non, la question que nous aurions dû nous poser en regardant les écrans de télévision le 11 Septembre est tout simplement celle-ci : où avons-nous déjà vu cela mille fois ? Que les attaques du 11 Septembre aient été la matière même des fantasmes populaires bien avant qu'elles n'aient vraiment eu lieu nous permet d'aborder un autre exemple illustrant la logique complexe des rêves. Il est facile d'expliquer que les pauvres du monde entier rêvent de devenir américains. Mais de quoi rêvent donc les riches Américains englués dans leur bien-être matériel ? D'une catastrophe globale qui mettrait leurs vies en morceaux. Pourquoi ? C'est ce dont s'occupe la psychanalyse : expliquer pourquoi, en dépit d'un bien-être matériel, nous sommes hantés par des visions cauchemardesques et catastrophiques. (p. 36-39)

Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel (2002) (Flammarion, 2005)