J'ai longtemps cherché à ressentir cette émotion dont j'avais entendu
parler, qui est celle qu'éprouve l'homme qui rentre à la maison. Bien sûr, je
ressentais vaguement quelque chose dans le genre, en rentrant à Paris après un
voyage, mais je trouvais ce sentiment plutôt con et superficiel, en tous les
cas, il n'y avait pas de quoi en faire des histoires. Un jour - je ne sais,
vraiment plus où, très loin de Paris, dans un milieu plutôt hostile et fermé -,
tout à coup, venant d'un bar ou d'une voiture qui passait, étouffées,
lointaines, j'ai entendu quelques mesures d'un vieux disque de Bob
Marley ; j'ai alors poussé une sorte de soupir, comme les propriétaires
terriens, dans les livres, en poussent en s'asseyant le soir dans un fauteuil,
près de la cheminée, dans le salon de leur hacienda. Et n'importe où
maintenant, à entendre, même de loin, Rat Race ou War, je
ressens l'odeur, la familiarité, et le sentiment d'invulnérabilité, le repos de
la maison.
Je vis avec un Indien, mort il y a de nombreuses années. Comme cela se
faisait à l'époque entre ennemis, sa tête a été vidée, la peau amollie puis
séchée sur des pierres et plus en plus petites. Ses cils et ses sourcils sont
bien fournis ; ses lèvres, très belles, sont fermées par une petite
ficelle, et il y a des lentes de poux dans ses cheveux. Les nuits d'orage,
parfois, il faut que je me lève et que j'aille lui parler dans la pièce à côté.
Un jour, je l'ai prêté pour qu'on me trouve un objet qui l'abrite de la
poussière, comme dans les musées je suppose. Tout le temps de son absence, je
promenais une solitude étrange d'une pièce à l'autre ; de son côté, il
effrayait ses hôtes, déclenchait des orages la nuit, énervait tout le monde. Au
point qu'on me l'a rapporté avant d'avoir eu le temps de trouver quoi que ce
soit pour le protéger. Mais dès son retour tout s'est calmé, il n'y a aucune
raison d'abriter un copain de la poussière.
Si l'on tient à désigner une catégorie d'individus qu'on estime être une
catégorie parce qu'on estime qu'elle a un aspect, un vice ou un attribut
commun, on a toujours intérêt à utiliser le mot insultant. Le mot insultant est
toujours plus beau et plus imprécis, et on a toujours intérêt à utiliser le mot
le moins précis, parce qu'il est le plus juste pour désigner une
caractéristique commune. Après, bien après l'invention du mot insultant, on
trouve toujours quelque salaud qui, pour faire entrer l'insulte dans le
dictionnaire ou pour pouvoir l'utiliser en famille, invente un ou plusieurs
mots neutres, prétendument objectifs, complètement faux, et incroyablement
laids.
L'avantage provisoire du mot « frère » sur tout autre mot
désignant ce qui lie quelqu'un à quelqu'un, c'est qu'il est dépourvu de toute
sentimentalité, de toute affectivité ; ou, en tous les cas, on peut
facilement l'en débarrasser. Il peut être dur, agressif, fatal, presque dit
avec regret. Et puis il suggère l'irréversibilité et le sang (pas le sang des
rois, des familles ou des races, celui qui est tranquillement enfermé dans le
corps et qui n'a pas plus de sens ni de couleur ni de prix que l'estomac ou la
moelle épinière, mais celui qui sèche sur le trottoir).
La position la plus humaine, il me semble, c'est celle du cocher qui attend,
celle de l'assouplissement. On n'est définitivement pas assez bien fait pour se
sentir bien debout, et couché, à la longue, on s'énerve ou on devient idiot. En
position assise, avec le menton sur la poitrine, les yeux fermés - aux trois
quarts ou tout à fait -, l'oreille en état de marche, les bras un peu écartés
pour l'équilibre, comme ça, ça me plairait assez de passer la vie.