dans la prostration du langage
Par cgat le dimanche 20 décembre 2009, 03:57 - écrivains - Lien permanent
Aujourd'hui, la litanie de l'époque est éloquente.
« C'est la crise pour tout le monde. La crise financière secoue les économies. Elle modifie notre existence. Comment faire pour l'affronter ? Elle altère de deux points le moral des Français. Il va falloir adapter nos modes de vie. La fin de la crise n'est pas pour demain. Elle est pour demain. La crise de système est devenue une crise de confiance. »
Toutes ces phrases d'experts autoproclamés, que vous entendez dans les médias, ont pour point commun de ne spécifier aucun contexte. Je peux aussi bien remplacer le mot « crise » par le mot « dieu » ou par le mot « diable », une question demeure : avez-vous une quelconque prise sur la situation que désigne ce mot ? Si je reprends la dernière phrase, soit « La crise de système est devenue une crise de confiance », pouvez-vous vous projeter distinctement dans ce « système », et comprendre les liens réels qui le relient à votre existence ? Quant à cette « crise de confiance », elle n'est pas plus claire. Qu'est-ce que cet environnement glauque, sans localisation précise, où votre confiance serait en berne ? Enfin, qu'est-ce que cette conversion d'une raison systémique en raison psychologique ? Le manque de précision est évident. De quoi parle-t-on au juste? Ces mots ne font référence à aucun contexte. Ce sont des coquilles vides, qui planent très haut dans l'éther.
Mais personne ne relève ces carences. Dès le petit déjeuner, à la radio, ces phrases diffusent une angoisse sourde, qui vous retient de clarifier leur usage. Elles vous intimident et réduisent à néant votre potentiel critique face à ce qui apparaît comme un incommensurable et affligeant déterminisme. La crise existe comme les monstres sous les lits des enfants. Lorsque vous reprenez ensuite ces arguments pour les échanger dans des conversations ordinaires, vos propos intimidés deviennent à leur tour intimidants. Ils rendent illégitime la critique sociale, et subsidiaires les questions touchant essentiellement au vivre-ensemble. C'est ainsi que prend forme le consensus de crise : dans la prostration du langage. C'est ainsi que toute disposition individuelle à la vulnérabilité psychologique est travaillée au corps par le langage ordinaire, par ces mots qui n'ont l'air de rien.
À un degré plus hollywoodien encore, cette intimidation peut devenir un véritable instrument de communication, comme en attestent les récents propos d'un ministre :
« Je crois qu'il est très malvenu d'aller manifester dans la rue alors que nous sommes en pleine crise (...) il faudrait plutôt penser à se serrer les coudes. »
Cette phrase vous atteint en vous culpabilisant. Sa rhétorique de l'urgence vous fait percevoir que vous êtes, contre votre volonté, membre de l'environnement de la crise. Mais pour que cette perception soit optimale, elle doit rester imperméable au langage clarifié. Vous pourrez bien vous offusquer de ces propos, ils vous atteindront profondément. Ils vous intimideront et vous plongeront dans cette « nuit sans fin », inexprimable et inconcevable. Une fois de plus : où vos mots s'éteignent, la crise apparaît. Pourtant, avec un peu d'acuité, le message hollywoodien de ce ministre pourrait facilement être retourné dans quelle mesure l'illusion métaphysique d'un déterminisme affligeant nommé crise est réalisé et entretenu afin de vous empêcher de descendre dans la rue pour rappeler aux dirigeants de ce pays que vous n'êtes pas responsables de la crise et n'avez pas à en faire les frais ?
Vous n'êtes pas responsable de la crise et n'avez pas à en faire les frais. Soit, mais se dégager de cette responsabilité suppose désormais de parvenir à identifier les conditions de sa vulnérabilité au niveau individuel. Par-delà le clivage opposant l'angoisse vécue au quotidien et le divertissement qui la rend supportable, une alternative critique consiste à reprendre le cours de la conversation pour tenter de désigner la « nuit sans fin » qui vous terrifie. Déjouer l'illusion métaphysique du langage permet d'identifier les limites de la crise économique mondiale à l'échelle I. Les effets désastreux constatés dans la vie de chacun sont les fruits d'arrangements qui n'ont rien d'ésotérique. Ces dérives financières s'inscrivent dans des pratiques réelles qui prennent forme dans des lieux réels, comme ceux que fréquente le ministre cité plus haut : des salles de conseil d'administration de multinationales ou de banques, des conseils des ministres, des salles de réunion des grands de ce monde (Fonds Monétaire International, Banque mondiale, G20, etc.), des lieux plus informels dévolus à la réflexion ou à l'apprentissage de la gestion de crise, etc. De même, le mot « bourse » ne désigne pas un événement qui cause votre perte, mais un lieu identifiable sur une carte, un lieu où l'on spécule, avec des salles de conférences, de séminaires, des bars lounge où l'on parle clairement de l'état du monde. Ceux qui occupent de tels lieux succombent moins que vous à l'illusion métaphysique de la crise. L'intimidation y est plus rare, le langage n'y connaît pas de fin. Ceux-là savent que la crise n'est pas satellisée dans un ciel métaphysique, qu'elle n'est qu'une illusion résultant d'un consensus d'intimidation qui interdit d'investir pratiquement en mots et, par là, en actes, les lieux où se noue le théâtre des opérations.
Si, pour reprendre les mots de Claude Lévi-Strauss, « la crise est bonne à penser », il reste à définir le cadre et la démarche de cette réflexion. Laisser ce projet aux sciences économiques et aux sciences politiques revient à occuper un niveau hollywoodien qui contribue à entretenir l'illusion métaphysique. L'existence de chacun ne se renouvellera pas en profondeur sans une clarification régulière de l'usage qui est fait du langage ordinaire. Wittgenstein avait, en son temps, assigné ce projet à la philosophie - ce qui constitue sa profonde modernité. Cet accès à la raison anthropologique de la crise n'est pas la chasse gardée d'une élite de spécialistes. Elle est une discipline de vie, une lanterne pour avancer dans les marais de ce que les historiens et les politiciens nomment « civilisation ». Lorsque les mots seront clairement prononcés, le temps sera venu de ne plus se faire d'illusions.
Éric Chauvier, La Crise commence où finit le langage (Allia, 2009, p. 40-46)
::: voir aussi : C’est que du bonheur (Allia, 2009)
Commentaires
L'autre jour, sur France Infos, le capitaine d'une équipe de foot qui venait de gagner ou au moins de limiter les dégâts :"C'est que du bonus" ... Ce qui relie les deux livres d'Eric Chauvier.