lignes de fuite

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science-fiction

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samedi 28 février 2009

au bord du fleuve de l’éternité

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Philip José Farmer (26 janvier 1918 - 25 février 2009) est mort hier : on ignore s’il s’est réveillé au bord du Fleuve de l’Éternité.

::: ActuaLitté
::: Suivez le geek
::: The Guardian

::: Gérard Klein, « Philip José Farmer ou Comment devenir un petit dieu » (Fiction, 174-175, mai-juin 1968. Repris dans Quarante-deux)

::: le site officiel

lundi 16 février 2009

avec du vocabulaire imbitable

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« J’ai écrit ce roman pour plaire aux hommes, pour qu’ils me prennent au sérieux. J’ai donc créé une histoire politique et scientifique, avec du vocabulaire imbitable sur des sujets incompréhensibles, un peu de sexe mais glauque et une fin morale. J’ai tout dosé pour que cela soit bien marqué SF. À partir de là, j’ai pu faire ce que je voulais. »

affirme avec humour Catherine Dufour, à propos de son excellent Goût de l’immortalité (Mnémos, 2005), qui lui a valu plusieurs prix dont le Grand prix de l'imaginaire en 2007, dans un article de Marie Kock, « SF & Fantasy. Une affaire de femmes » (Livres Hebdo, 763, 6 février 2009).

::: la page noosfere de Catherine Dufour
::: la page que lui consacre le Cafard cosmique
::: avec un intéressant entretien
::: elle a publié récemment un recueil de nouvelles :
L’Accroissement mathématique du plaisir (Bélial, 2008)

dimanche 11 mai 2008

le cyberpunk est devenu rétro

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Pour en finir (temporairement) avec William Gibson, la sortie de Code source a aussi été l’occasion d’une série d’entretiens dans lesquels William Gibson évoque de manière assez iconoclaste la façon dont il envisage aujourd’hui la « science-fiction » et le mouvement « cyberpunk » dont il fut jadis la tête de file.

dans « Mon challenge naturaliste », un entretien avec Frédérique Roussel (Libération, 20 mars 2008) accompagné d'un entretien vidéo :

Dans un monde technologique totalement ubiquitaire, que signifie cyberpunk ? Que signifie cyber ? Au XIXe siècle, quand l’électricité venait de faire son apparition, tout était électro, électro-ci, électro-là. C’était comme un préfixe à la mode. Cyberpunk, ou plutôt cyber, était dans le vent à la fin du XXe siècle. Mais on n’achète pas aujourd’hui un cyberordinateur ou un cyberiPhone. Le cyberpunk fait simplement partie du passé. Il est devenu rétro.

dans un dossier de Chronic’Art, 43, mars 2008 (qui n’est pas en ligne, malheureusement) :

La science-fiction correspond certes à ma culture littéraire initiale. Mais m’en tenir à cela équivaudrait à rester cloîtré toute ma vie dans un petit bled paumé des États-Unis ; je ne peux plus me contenter de vivre dans cette ville… (…)
Quoi qu’il en soit, je ne m’intéresse pas du tout à ces classifications marketing qui ne servent qu’à rassurer le lecteur en lui faisant la promesse de s’y retrouver dans un genre qui lui est a priori familier. D’ailleurs si Code source était facilement classable, je serai un peu triste.

dans un long entretien pour Actu SF accompagné d'un article d'Eric Holstein :

C’est assez facile, dans la mesure où le tour a déjà été effectué, et qui plus est sur nous tous. Si le livre à quelque chose à dire à propos du cyberspace, c’est bien que le cyberspace a colonisé notre quotidien et qu’il continue de le coloniser. Ce n’est plus « l’autre endroit ». Quand j’ai commencé d’écrire, le cyberspace était « l’autre endroit ». Mais aujourd’hui, nous sommes, en quelque sorte, plongés dans le cyberspace, et « l’autre endroit » c’est l’absence de connectivité. C’est là où il n’y a pas de réseau WiFi ou là où les mobiles ne passent pas. (…)
La science fiction des années 40 est assemblée avec des morceaux des années 40. Ça nous saute immédiatement aux yeux. Et la première chose que se dirait un gamin de douze ans qui lirait Neuromancien aujourd’hui, c’est « Whaaa... c’est un monde sans téléphones mobiles ! Il a dû se passer quelque chose ! ». C’est quelque chose que j’ai toujours su, et je pense que ça s’est fait jour progressivement tout au long de mon travail, jusqu’à devenir de plus en évident. Je pense que je n’ai toujours dit qu’une seule chose : « C’est votre futur ; mais votre futur c’est maintenant ! » (…)
Aux États-Unis dans les années 60, les gens qui voulait rendre la science fiction un peu plus digne, l’appelaient « la fiction spéculative ». Je souviens m’être dit à l’époque, que toute fiction est nécessairement spéculative. Et peut-être que toute vision est visionnaire. Ça dépend surtout de qui à la vision. (…)
Mais depuis, qu’est ce qu’il s’est passé en Amérique du Nord ? Toute la vieille garde académique a disparu, et a été remplacée par une tendance post-moderne qui intègre parfaitement l’idée de genre, et s’amuse à brouiller les cartes. Nous ne sommes plus dans la vieille posture : « C’est de la littérature, ou ce n’est rien ! ». Alors c’est quelque chose que je ressens encore ici, mais bien moins qu’il y a vingt ans. C’est aussi quelque chose que j’ai ressenti en Allemagne, mais bien moins qu’il y a vingt ans. Je crois que c’est une tendance très européenne que de se boucher le nez sur toute une partie de la science fiction, sur laquelle, par ailleurs, je me bouche moi-même souvent le nez (rires). (…)
le corps central de la science fiction reste aujourd’hui, du moins à mon sens, déconnecté de l’expérience du réel. la science fiction que j’aurais envie de lire, et que je suis presque incapable de trouver, est une science fiction qui n’aurait pas pu être écrite il y a dix ans. Ça serait la forme la plus viable de science fiction, et surtout la science fiction dont nous avons besoin aujourd’hui. Or la majorité de la science fiction qu’on lit maintenant aurait aussi bien pu être écrite il y a vingt ans. Ou trente. Ou même quarante. Et pratiquement toute la fantasy qu’on trouve maintenant aurait pu avoir été écrite dans les années cinquante.

voir aussi :
- la présentation « live » de Second Life
- un autre entretien vidéo (en anglais)

lundi 16 juillet 2007

les arcs-en-ciel ont une fin

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Robert franchit la porte entrouverte et jeta un coup d'œil autour de lui. Ce n'était pas le cinquième étage de la Bibliothèque Geisel sur la planète Terre. Il y avait bien des livres, mais c'étaient des objets démesurés, posés sur des étagères en bois qui semblaient s'élever à l'infini. Robert pencha la tête en arrière pour regarder. Les lumières violettes montaient le long des étagères et nimbaient leurs montants tordus. Cela ressemblait un peu à ces forêts fractales qu'on voit dans les vieux dessins. À la limite de sa vision, il y avait encore d'autres livres que la distance faisait apparaître minuscules. (...)
Robert posa une main sur une étagère pour se soutenir. Le bois semblait réel, épais, solide. Il baissa les yeux et examina l'allée devant lui. Le passage entre les étagères serpentait - et il ne se terminait pas au mur extérieur qui devait se trouver là-bas, à une dizaine de mètres seulement. Au lieu des baies vitrées normales, il y avait des marches en bois usées. C'était le genre de menuiserie bricolée qu'il avait tant aimée dans les vieilles librairies de bouquins d'occasion. Au-delà des marches, les étagères elles-mêmes semblaient inclinées, comme si la pesanteur pointait dans une autre direction. (...)
Ils parcoururent lentement l'allée étroite. Il y avait des petites allées latérales qui menaient non seulement de chaque côté, mais également vers le haut et le bas. On y entendait parfois comme des sifflements de serpents. Dans d'autres allées, Robert vit des « Chevaliers Gardiens » penchés sur des tables couvertes de livres et de parchemins ; leurs visages étaient éclairés par une lumière provenant des pages des livres ouverts. Des manuscrits réellement enluminés... Robert s'arrêta pour en examiner un de plus près. Les mots étaient en anglais, imprimés en caractères gothiques biscornus. C'était apparemment un ouvrage sur l'économie. Un des lecteurs, une jeune femme avec des sourcils broussailleux, jeta un bref coup d'œil aux visiteurs et agita la main en l'air. En haut des étagères, on entendit un bruit sourd, et une dalle de cuir et de parchemin de un mètre de large tomba sur eux en tournoyant. Robert sauta en arrière et faillit marcher sur le pied de Tommie. Mais le livre s'arrêta et se mit à flotter juste à portée de main de l'étudiante. Les pages s'ouvrirent d'elles-mêmes.
Ah. Robert se retira prudemment de l'alcôve.
- J'ai compris. Ce sont les numérisations de ce qui a été détruit jusqu'à présent.
- La première passe de numérisation, confirma Blount. Avec ça, ces salopards d'administrateurs modernes ont eu plus d'articles élogieux dans la presse qu'avec tout le reste de leur propagande. Tout le monde trouve que c'est tellement astucieux et mignon. Et la semaine prochaine, ils vont déchiqueter le sixième étage.
(…) Il y avait des livres devant et derrière eux, et aussi sur les côtés, cachés dans des allées. Des livres au-dessus d'eux, comme des cheminées disparaissant dans la lumière violette. Robert en voyait même au-dessous, là où des échelles branlantes semblaient s'enfoncer dans les profondeurs. En regardant les livres tout en détournant légèrement les yeux, les caractères sur les dos et les couvertures semblaient dégager de la lumière noire, un violet presque trop foncé pour qu'on puisse le voir, mais très net, avec les codes de la Bibliothèque du Congrès qui ressortaient comme des runes mystérieuses. Les livres étaient les fantômes - ou peut-être les avatars - de tout ce qui avait été détruit.
Ils émettaient des bruits, des grognements, des sifflements et des chuchotements. Des conspirateurs. Au fond des allées, certains livres étaient enchaînés.
- Il faut faire attention à Das Kapital, dit Rivera.
Robert vit un des tomes - pour une fois, le terme est parfaitement approprié ! - qui tirait sur ses chaînes, et les maillons cliquetaient bruyamment contre les anneaux massifs scellés dans le mur.
- Ouais, le Savoir Dangereux brûle du désir d'être libre.
Certains livres devaient être de véritables accessoires en tâtouche. Dans une allée, des étudiants finissaient d'empiler des volumes. Ils reculèrent et les textes commencèrent à se frotter les uns contre les autres dans une orgie de pages ouvertes.
- C'est ainsi qu'on procède à une synthèse bibliographique ?
Rivera suivit la direction de son regard.
- Heu, oui. Comme l'a dit le doyen Blount, ça a commencé par cette mascarade, qui visait à gagner la faveur du public pour le projet de déchiquetage. Nous présentons les livres sous forme de créatures presque vivantes, qui sont au service de leurs lecteurs tout en les ensorcelant. Terry Pratchett, et Jerzy Hacek après lui, ont joué de ce thème pendant des années. Mais nous n'avions pas bien mesuré son pouvoir. Quelques-uns des meilleurs cercles de croyance en Hacek nous aident dans l'opération. Chaque action sur la base de données a une représentation physique ici, exactement comme dans les histoires des Bibliothécaires Militants de Hacek. La plupart de nos utilisateurs considèrent que c'est beaucoup mieux que les logiciels d'accès standard.
Winnie se retourna vers eux. Il était suffisamment loin devant pour paraître rapetissé, comme s'ils l'observaient de très loin à travers un télescope. Il fit un geste de dégoût.
- C'est cela la trahison, Carlos. Vous autres bibliothécaires n'approuvez pas le déchiquetage, mais regardez ce que vous avez fait. Ces gamins vont perdre tout respect pour l'enregistrement permanent de l'héritage humain.
Tommie Parker était derrière Robert. Il marmonna d'un air réjoui :
- Winnie, les gamins ont déjà perdu tout respect. Rivera baissa les yeux.
- Je suis désolé, doyen Blount. C'est le déchiquetage qui est criminel, pas la numérisation. Pour la première fois de leur vie, nos étudiants ont un accès moderne aux connaissances du pré-millénaire. (Il montra les étudiants au fond de l'allée.) Et pas seulement ici. On peut accéder à la bibliothèque à partir du réseau, sauf qu'on n'a pas les gadgets en tâtouche. Huertas a accordé un accès limité gratuit, même pendant sa période de monopole. Ce n'est que la première passe de numérisation, et il n'y a que HB à HX, mais nous avons eu plus d'accès à nos archives pré-millénaires en une semaine qu'au cours des quatre dernières années. Et une grande partie de cette nouvelle activité provient de la faculté !
- Bande de salopards hypocrites, dit Winnie.
Robert observa les étudiants dans leur alcôve. Les ébats amoureux des livres étaient terminés, mais ils flottaient maintenant au-dessus des étudiants et les pages s'adressaient aux volumes non encore exploités en chantant d'une toute petite voix. Une métaphore incarnée.

Vernor Vinge, Rainbows End (2006, traduction française Robert Laffont, 2007, p. 211-215)

Rainbows End (publié dans l'une des collections de « vraie » science-fiction les plus réputées, « Ailleurs & Demain », dirigée depuis 1969 par Gérard Klein) se déroule en 2025 sur le campus de l’université de San Diego. L’informatique, omniprésente, a envahi la vie quotidienne : des vêtinfs en textiles nanotechnologiques remplacent les ordinateurs personnels, des lentilles de contact digitales reçoivent et projettent des mms ; chacun a accès à toutes les informations du monde, peut visualiser les endroits les plus éloignés, s’y transporter sous forme d’avatars plus ou moins élaborés, entrer en contact à tout moment avec qui il le souhaite, etc. ; le projet « bibliotome » prévoit la numérisation globale des connaissances humaines, qui passe par la destruction complète et définitive de tous les documents physiques et la constitution d'une base de données orientée objet ; après le déchiquetage de tous les livres qu’elles contiennent, les Bibliothèques sont relookées virtuellement de fort séduisante façon et peuplées d’avatars ludiques des livres détruits.

Moins réussi à mon sens que La Captive du temps perdu (1986) ou Un feu sur l’abîme (1992, Prix Hugo), car son côté thriller est assez raté (comme l’écrit fort bien cette critique du Cafard cosmique), ce roman présente néanmoins de manière très stimulante (car incarnée) les questions que posera une société du tout numérique (avec ses virus, ses armes de destructions massives, ses loisirs et ses intelligences artificielles - le Lapin façon Alice!), une société qui inquiète mais qui fait aussi très envie (et tel est bien le problème) : Rainbows End est d’ailleurs malicieusement dédicacé à Wikipedia et Google !

Vernor Vinge est né le 10 février 1944 aux Etats-Unis.
Professeur d’informatique et de mathématique à l'Université de San Diego, il est aussi célèbre pour son essai de 1993 sur la singularité technologique.

samedi 5 mai 2007

le rien n'est jamais vraiment rien

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Quant à Ariel Kyrou il conclut ainsi son essai :

L'essence profonde de l'être humain se cache peut-être dans un ustensile de cuisine fait main. Ou dans un bijou lamentable, primaire, masse de métal fondu aux formes aléatoires. C'est l'une des clefs du Maître du Haut-Château. Dans un monde entièrement faux, gouverné par l'illusoire, l'ego nazi ou, ce qui est presque équivalent, le nihilisme de notre temps et son règne du tout calculable, le salut est dans le rien. Mais un rien qu'un vidéaste, qu'un musicien, qu'un créateur du virtuel, qu'un activiste ou qu'un artisan peut approcher et dépasser par hasard, parfois sans même s'en rendre compte. Car pour un tel artiste, le rien n'est jamais vraiment rien. Il traduit la nécessité d'un nettoyage radical, d'une création débarrassée des normes de l'art et de son marché, lavée des préceptes fallacieux des industries de la musique, épurée des inepties de la littérature instituée ou des grands studios de cinéma. L'œuvre détournée par le rien crie un « non » sans concession aux oukases de la convention pour terminer sur un « oui » sans ambiguïté à l'humain retrouvé. Elle est de l'ordre d'une épreuve de vérité. Mais sans préméditation. C'est une implosion métaphysique au cœur du quotidien le plus banal. L'œuvre ainsi dynamitée de l'intérieur frôle le néant pour mieux échapper à l'appétit féroce du Léviathan, dont l'ambition est de tout assimiler. Elle se brise en un milliard de morceaux puis se recompose, méconnaissable par la Machine, à jamais incalculée et incalculable. Cette implosion se réalise dans un trou noir, ouvert sur l'infini. Ce passage par le néant si plein de hasard et d'imprévisibilité est la seule façon d'effleurer l'absolu sans se tromper sur son identité. Sans se faire arnaquer par les grands prêtres de toutes obédiences, ces truands qui nous présentent leur dogme comme la voix de Dieu. Et qui ont pris la place du poète, cet homme troué. Au Panthéon de cette religion ou au royaume de l'information, je préfère l'esprit Dada de Kurt Schwitters et Marcel Duchamp, ou le surréalisme primaire de Max Ernst et de Benjamin Péret. À leur divinité ou à son soi-disant contraire marchand, je préfère cette céramique imprégnée du néant créateur, broche sans qualité que tient entre ses mains le jeune cadre japonais imbibé de philosophie taoïste du roman de Philip K. Dick : « (...) On prend conscience du wu dans les objets de rebuts tels qu'un vieux bâton, une boîte de bière rouillées abandonnée au bord d'une route. Cependant, dans ces cas-là, le wu se trouve à l'intérieur de l'observateur. » C'est-à-dire en vous et moi. En nos fictions et légendes à inventer et à réinventer.

Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p. 247-249)

mardi 1 mai 2007

notre devenir machine

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Le pire et le plus répandu des malades mentaux de notre présent est peut-être cet individu que le psychiatre du travail Christophe Dejours appelle le « normopathe ». Soit le jeune cadre obéissant, « universel, terne et modèle » que le juge Burgaud incarne selon le journaliste Emmanuel Poncet. Ce même Burgaud, triste et insipide comme une chaussette neuve, qui se lamente, à propos de l'affaire d'Outreau dont il était le juge : « Je suis mis en position d'accusé alors que j’estime avoir rempli ma mission honnêtement, loyalement et conformément à la loi. » Oui, cher frère normopathe, tu as rempli ta mission. Je comprends ton point de vue. Car tu as été biberonné à la culture de la performance. Tu t'es contenté d'appliquer ton savoir de veau galonné, gestionnaire et bien-pensant. Trop confiant peut-être en tes capacités de bon élève, tu as juste été lâché très tôt dans l'arène par tes pairs et supérieurs. Oh ! je te l'accorde, cher rigoureux soldat de la société, tu es tout sauf un nazi. Ton humanité, faible et hésitante, pathétique même, a percé la vitre des écrans lorsque les ânes de l'Assemblée t'ont vigoureusement interrogé. Sauf que Poncet n'a pas tort d'affirmer avec quelque salutaire provocation que tu as servi l'institution judiciaire un peu « comme Eichmann lorsqu’il prétendait servir sa hiérarchie ». Question de banalité du mal, pour reprendre les mots d'Hannah Arendt. Cher ami grisâtre, tu aurais dû « regimber », selon les termes d'un auteur que tu n'as pas dû lire : Philip K. Dick. Je sais, c'est facile à dire, et plus difficile à accomplir. Mais tu aurais pu être faible et pathétique avant le scandale et ta lente cuisson sur le gril, plutôt qu'après, face aux caméras. Tu as préféré être un parfait rouage, tu as choisi de continuer à réciter les litanies de la bien-pensance et les oukases d'une loi dont les tables sont crevées. Tant pis pour toi.
L'acte de bonté se vit en l'instant, résultat imprévisible d'une vie d'homme quelconque, c'est-à-dire singulier. Sans statut ni vernis. Licencié d'un MacDo à l'aube du millénaire pour avoir offert un hamburger à une mendiante, le jeune René Millet n'a pas été fort, honnête et loyal. Il ne s'est pas conformé à la loi de son employeur. Il a été faible. Il a même librement accepté cette faiblesse. Il est coupable et responsable. Il a préféré sa vérité à celle de sa boîte, et il en a paumé son emploi. Dick, dans ses interviews, tisse un lien entre le soldat qui refuse de torturer - et il y en a eu à Abou Ghraib - et le professeur de gym qui, sciemment, fait en sorte que le gros garçon ne monte pas à la corde comme les autres gamins de la classe. Le combat contre notre devenir machine ne se calcule pas, mais commence ici et maintenant, dans le quotidien le plus trivial. Au cœur des réalités les plus sauvages. (…)
La vision de Philip K. Dick a quelque chose de naïf et de désespérément romantique. Mais elle est vitale. Le triptyque anarchiste composé de la sauvagerie, de l'empathie et du refus de tout calculer est l'unique argument contre ceux qui justifient la « domestication » de l'espèce humaine, de Platon à Peter Sloterdjik. Sloterdjik a certes raison d'éclairer nos têtes d'autruche, et de souligner la façon dont l'homme se construit désormais tout seul son environnement, sa « sphère », sa Grande Serre, son cocon post-humaniste à défaut d'être demain « post-humain ». Le philosophe a raison, et je m'incline face à la puissance de sa lucidité. Mais je préfère finalement avoir tort avec Dick ou Ballard, et refuser en toute mauvaise foi cette idée que l'homme serait « fondamentalement un produit et ne peut être compris que si Ion se penche dans un esprit analytique sur son mode de production ». Je n'en veux pas, de cet « esprit analytique » ! Et je veux moins encore de cet être humain réduit à un « produit » !

Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p.189-191)

Pour lire des extraits des textes théoriques de Philip K. Dick auxquels Ariel Kyrou fait allusion, je renvoie à lignes de fuite 1, là et aussi là.

dimanche 29 avril 2007

souvenirs du futur

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Or le propre d'une fable réussie, qu'elle soit signée par Ballard, Voltaire, Kafka, Gibson, DeLillo ou Dick, est de se concrétiser en nos vies. Une fable procède par décalage : elle s'empare de la vérité qui nous blesse et que l'on refuse de regarder en face, puis la transforme en monstre de foire, de sorte qu'elle nous apparaît par effet retour en son essence tragique. Une vérité nue, retournée, déshabillée par l'outrance. La science-fiction très « réelle » des maîtres de la parano, justement, ne tient que par son art de l'exagération, dévoilant , « l'esprit » du temps par une caricature de sa « lettre ». Aujourd'hui, devant mon poste de télévision ou à l'écoute de mes amis, de l'intérieur du monde de l'entreprise comme à la vision des hommes-machines, ces autistes qui naviguent dans la rue avec leurs écouteurs, j'ai le sentiment que la caricature devient réalité. Que le monde qui m'entoure est désormais une fiction totale. Puis, lisant ou discutant avec Paul Virilio, Jean Baudrillard ou François Meyronnis, je prends conscience que je ne suis pas seul à penser que cette fable de science-fiction, au départ impertinente car impensable, gagne chaque jour en pertinence... Ces grands pessimistes me rassurent sur mon état autant intellectuel qu'émotionnel. Leurs textes me démontrent que cette fiction néo-futuriste devient « vraie » malgré ou plutôt à cause de son impossibilité même... Mais je ne peux me satisfaire de leur indéniable lucidité. J'ai besoin de fictions ouvertes, de textes moins univoques que les leurs.
Inouïes, les histoires délirantes d'un Philip K. Dick, les anticipations sadiques d'un J. G. Ballard ou les fulgurances spéculatives d'un William Gibson résonnent en moi comme les inconscientes métaphores des dégâts du temps présent, eux-mêmes inouïs... Leurs écrits semblent se transformer en bombes à retardement, les vérités latentes qu'ils racontaient au moment de leur création explosant aujourd'hui au cœur de notre capitalisme cool, infantile, cybernétique et transgénique. Plongeant leur tête et leur plume dans le plus frappé des avenirs, ces auteurs ont ouvert une porte sur nos ébats d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Mais cette ouverture n'est pas une impasse. Leurs fictions sont mes antidotes aux poisons des fictions dominantes. Par la grâce inattendue de leur paranoïa et les paradoxes de leur désespoir encore teinté d'espérance, ils ont deviné la lente fureur de notre décervelage. Notre futur s'incarne peut-être dans leurs souvenirs à eux. Dans leurs souvenirs du futur qu'il nous appartient de redécouvrir pour mieux nous souvenir et anticiper notre propre futur.

Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p. 23-24)

Ariel Kyrou, né en 1962, est selon les moments professeur d'histoire des cultures actuelles, arts et nouvelles technologies, conseiller à la rédaction du mensuel Chronic'art ou directeur associé de l'entreprise Moderne Multimédias. Il a publié également Techno Rebelle, Un siècle de musiques électroniques (Denoël, 2002). Cet essai est peut-être un peu pessimiste parfois à mon goût, mais a le grand mérite de réunir en une même stimulante réflexion technosciences, récits et films de science-fiction et description de la société actuelle.

On peut lire en ligne un entretien (NextModernity) et trois articles (Samizdat).

lundi 29 janvier 2007

le roman n'a pas de dehors

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Pour rebondir sur cette affirmation d'Arno Bertina, un petit écho d'une polémique qui n'est pas sans rapports : j'ai signalé incidemment il y a quelque jours un billet d'Alexandra (''Buzz littéraire'') qui a depuis donné lieu à une explosion de commentaires, découverte grâce à un ricochet de Maxence (''Mille feuilles'').
M'étonne l'acharnement mis par nombre des intervenants à s'opposer à ce que des ponts existent entre science-fiction et « littérature générale » (terme vide s'il en est) et à inventer, pour éviter à tout prix que les deux se mélangent, des catégories intermédiaires ; me surprend ce refus des uns et des autres de lire, voire de simplement feuilleter, des livres n'appartenant pas au genre qu'il soutiennent.

Sans doute les réactions épidermiques de certains tenants de la science-fiction sont elles dues au fait que le genre a été durant quelques décennies considéré comme un sous-genre, sans doute certaines réactions de leurs adversaires montrent-elles que des a priori existent malheureusement encore. Il est peut-être utile toutefois de rappeler que la notion de science-fiction est assez récente, plus récente encore sa « ghettoïsation » et que la science-fiction a été promue en France au début des années 50 par Boris Vian et Raymond Queneau.

Le roman a toujours été un genre ouvert, qu'il devient aujourd'hui de plus en plus difficile de cloisonner en sous-genres aux frontières étanches. Sans être spécialiste de science-fiction, j'en lis beaucoup, et il me plait que, de plus en plus, les romanciers d'aujourd'hui (nourris tout autant par la lecture de Duras que par celle de Philip K. Dick - ainsi que par les images de 2001 Odyssée de l'espace, Star trek ou Matrix) fassent du roman un genre « poreux » où les thèmes généralement réservés à la science-fiction introduisent du « courant d'air » : même si ces romans ne sont pas tous réussis, le frottement des genres est souvent fructueux et donne parfois lieu à des étincelles.

vendredi 5 janvier 2007

auto (science) fiction

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Le titre de ce billet reprend le titre de l'article que Philippe Curval a consacré dans le Magazine littéraire (n° 456, septembre 2006) à Minuscules flocons de neige depuis dix minutes de David Calvo ; cet article en demi-teintes se termine par ce qui sonne comme un regret : « donc la SF est dans la purée ».

Me plaisent, justement, ces livres de plus en plus nombreux qui mélangent les genres et importent les thèmes de la science-fiction dans des récits et des romans dont l'écriture est plus personnelle : Philippe Vasset, Fabrice Colin, Valérie Tong Cuong, Céline Minard et beaucoup d'autres.

Buzz littéraire signale fort opportunément la parution en janvier de trois romans d'anticipation de Céline Curiol, Elise Fontenaille et Céline Minard justement : à suivre ...

Sur Minuscules flocons de neige depuis dix minutes, on peut lire en ligne deux bons articles d'Olivier Noël dans Fin de partie et de Bruno Gaultier dans Systar, et un entretien avec Maxence Grugier dans fluctuat.net.

On peut, surtout, consulter le blog, postmodern frag*#%$§! de David Calvo.
Né en 1974 à Los Angeles, il a publié notamment :
Délius, une chanson d'été (Mnémos, 1997)
Wonderful (Bragelonne, 2001)
La nuit des labyrinthes (J'ai lu, Fantastique, 2004)
Acide organique (les Moutons électriques, 2005)
Sunk ; avec Fabrice Colin (les Moutons électriques, 2005).

En prime : de magnifiques photos de flocons de neige ...

mardi 10 octobre 2006

le piège de la machine

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Grande Jonction, le dernier roman de Maurice G. Dantec est un western d’anticipation très réussi, dont le style est rendu étrangement hugolien par le romantisme des situations et des relations humaines, les courts paragraphes scandés par des refrains et les digressions interminables, limite chiantes (comme chez Hugo) lorsqu’il s’agit d’exposer les théories des pères de l’église ou d’aligner de longues énumérations de noms de plantes, mais qui sont autant d’arias qui (comme chez Hugo) viennent ponctuer et faire respirer l’action.

M'intéresse, surtout, le piège où Dantec s’est lui-même enfermé : il est coincé, en effet, dans une contradiction entre sa fascination pour la machine (qui est le rock et le piège, deleuzienne et beaucoup trop humaine) et la nécessité d'expliquer (pour être en conformité avec ses convictions catho-apocalyptiques nouvelles) que la machine est le mal qui détruira l’humanité.

Par là-même, Dantec exprime toutes les contradictions de notre époque et ses oscillations entre la crispation dans un deni terrifié et le désir fasciné face aux machines qui deviennent intelligentes et à la posthumanité qu'elles annoncent. Il montre, aussi, à quel point le langage, la bibliothèque et la littérature (« la toute première technologie inventée par l'homme », p. 56) sont au coeur de cette problématique.

On peut consulter en ligne un site non officiel qui propose des vidéos des récentes interventions télévisuelles de Dantec et pas mal de liens et un site officiel qui se résume pour l'heure à une introduction assez prétentieuse.

dimanche 1 octobre 2006

mutations

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Pour changer d'air, saluons la publication par les éditions du Bélial d'Axiomatique, un recueil de 18 nouvelles, dont dix inédites en France, de Greg Egan ; ce recueil sera suivi en mai 2007 d’un second, Luminous, puis en 2008 d’un troisième, sans équivalent en langue anglaise, réunissant ses textes les plus récents.

Quatre des romans de Greg Egan ont été traduits et publiés en France :

Isolation (Quarantine, 1992) (Denoël, "Lune d'encre", 2000, Livre de Poche, 2003)
La cité des permutants (Permutation city, 1994) (Robert Laffont, "Ailleurs et demain", 1996, Livre de poche, 2000)
L'énigme de l'univers (Distress, 1995) (Robert Laffont, "Ailleurs et demain", 1997, Livre de poche, 2001)
Téranésie (Teranesia, 2000) (Robert Laffont, "Ailleurs et Demain", 2001, Livre de poche, 2006).

Ces textes passionnants explorent les théories scientifiques actuelles (des neurosciences à la physique quantique, de l'informatique à l'astrophysique) et spéculent sur le meilleur et sur le pire de ce que l'homme est en mesure de devenir demain (ou après-demain).

Greg Egan nous dit-on est né en 1961 à Perth en Australie. Diplômé de Mathématiques, il partage aujourd’hui son temps entre la programmation informatique et l’écriture.
C'est à peu près tout ce que l’on sait sur cet auteur qui reste très discret et dont le nom est peut-être bien un pseudonyme (essayez de couper-coller les 2 premières lettres de son prénom et les 2 premières lettres de son nom puis les 2 dernières lettres de son prénom et de son nom ...)

On peut consulter en ligne son site personnel.

Le site Quarante-Deux offre une bibliographie complète, sept courtes nouvelles traduites en français et deux articles critiques de Gérard Klein.

On trouve aussi des notices bio-bibliographiques en français sur les sites Le Cafard cosmique et Chronos. Enfin j'en avais aussi parlé là à l'occasion de la parution d'un article concernant son oeuvre dans la revue Critique.