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Quand comme moi en tout cas on ne connaît de Paris que l’approche par train, c’est comme intégrer la ville de l’intérieur même de la ville. Il n’y a pas ce moment où la ville s’apparaît comme image éloignée, on dirait que la voie ferrée se fraye diffcilement chemin entre les maisons et les hangars, dans les arrière-cours. Les maisons hautes et grêles s’écartent de justesse du passage. On passe devant des fenêtres mais on ne voit rien des intérieurs derrière ombrés. On franchit sans doute les murs de la ville et presque aussitôt on s’enfonce dans le noir des tunnels. On ouvrira finalement la ville de bas en haut comme on lève une trappe. On se trouvera dans une gare, on se déplacera sur des tapis roulants, on prendra le métro, on remontera à la surface. Et là et seulement là on se dira : je suis à Paris. (p. 20-21)

C’était comme si la nuit aplatissait l’hôtel, en nivelait les hauteurs, les hiérarchies. Le parking souterrain creusait sous le massif de l’hôtel comme un val abîmant les constructions au-dessus. La nuit j’étais mon propre patron. J’ouvrais une porte dérobée dans le parking, je fumais un joint, je continuais ma ronde. Je balayais le hall, je longeais les corridors, je contournais la piscine. Mes déplacements étaient lents. J’avais beaucoup de temps, trop de temps. Je hantais le café-bar plusieurs heures la nuit. J’apprenais à vivre au pied d’un massif, dans l’idée de vallée. Banff tout entière avait été bâtie vallée. La nuit les montagnes disparaissaient, reparaissaient le jour. J’avais grandi au contraire sur des plateaux, où la montagne disparaît le jour, on est dessus mais on ne la voit pas, et surgit brusquement dans les peurs et les rêves, dans la possibilité d’un précipice et d’un gouffre. J’apprenais à vivre dans une vallée, dans une ville-vallée, où la nuit camoufle les massifs et où le val n’est plus surgissement et descente et vitesse mais marche et déambulation et lenteur. Je venais du haut de la montagne et je ne savais rien du pied de la montagne, pour moi le pied de montagne c’était une coulée noire et inhabitée, et l’idée qu’on puisse habiter au pied d’une montagne m’a toujours paru mystérieuse. Donc je ne comprenais rien à la ville-vallée. Et je n’avais rien pour m’aider à m’approprier la ville-vallée. Alors je me perdais tranquillement dans la ville-vallée. Je me soumettais aux ordres de la ville-vallée. Mais qu’est-ce que je croyais ? Non mais qu’est-ce qu’on croit ? Ça ne va pas de soi tout ça, la ville-vallée et son organisation. Ça ne va pas du tout de soi. Que le niveau de la chaussée, vitrines, hall, commerces, soit tissé de signes anglais et japonais et de signes de dollars. Que la langue française soit mise en commun et élevée en nombre dans la salle souterraine. Qu’un parcours dans la ville soit translation sur la rue principale comme au long d’un talweg. Que la nuit les verticales disparaissent et les groupes s’entrechoquent dans les bars du centre-ville. Que cette ville enfin au bout de votre translation vous jetait aussi facilement qu’elle vous avait pris, et vous remplaçait aussi vite. (p. 64-65)

L’avion c’est la ville. Cela monte et redescend sur le béton et le verre, comme s’il n’y avait entre de prairies et de lacs et de forêts. Dans l’avion on n’a pas l’impression d’avancer comme sur la route. On reste quelques heures immobile au-dessus de la ville, on redescend. La ville a changé, mais c’est toujours la ville. La première fois que j’ai pris l’avion je devais avoir environ six ans. Mes parents m’avaient envoyé à Montréal pour subir une opération à l’œil. L’avion décollait de l’aéroport de Charlot, au Nouveau-Brunswick. Mes parents étaient restés sur la piste. Ma mère me rejoindrait par la route quelques jours plus tard. Un oncle allait me cueillir à l’aéroport de Montréal. Je portais au cou une cocarde avec l’inscription ENFANT TOUT SEUL. Je me rappelle la vue du tapis de nuages à travers le hublot. J’ai longtemps douté de cette vision, l’avion volait-il vraiment au-dessus des nuages ? À Montréal j’avais raté ma descente d’avion. Tout le monde était sorti, moi je ne savais pas quoi faire, j’étais un enfant tout seul. Je restais assis. Finalement un agent de bord est venu, il m’a pris par la main et m’a guidé dans les allées. Je n’avais pas compris encore que j’étais sorti de l’avion. Il n’y avait pas eu de transition par l’extérieur. Pour moi c’était toujours l’avion. Puis je me suis retrouvé dans une très grande salle, très complexe, bruyante et lumineuse, et j’ai su que j’étais sorti de l’avion. Mon oncle m’attendait. Il m’a dit Tu n’as pas de manteau ? C’était l’hiver. On a attendu longtemps, des agents sont revenus avec mon manteau, je l’avais laissé dans l’avion sans comprendre que j’en sortais. Et est-ce que le corps comprend jamais, même plus tard adolescent ou adulte, ce sont les mêmes salles, les mêmes sièges, l’avion c’est passer simplement d’un couloir à un autre, on oublie toujours son manteau. (p. 67-68)

Mahigan Lepage, Vers l’ouest (publie.net, 2009)

Avaler l’asphalte - découvrir, parcourir et habiter des villes - et repartir vers l’ouest - en un seul long paragraphe haletant pour road-movie désenchanté.

Mahigan Lepage est québécois. Pour l’instant son blog, Le dernier des Mahigan, est en panne et fait planter firefox, mais on espère que cela ne durera pas…

::: en attendant on peut en profiter pour se promener dans la nouvelle interface, très réussie, de publie.net.