Il y a des phrases qui façonnent et celles qui racontent. Les premières appellent la constance, les secondes le changement. Le langage définit ainsi deux manières de vivre : apprendre à obéir, ou apprendre à naître. Passé le cap de choisir, arrive la littérature dépourvue de fonction, et la solitude heureuse. Avec elles, la liberté de se tromper, comme celle de quitter l’humain pour l’animal. (p. 11)

Ce ne sont ni le corps, ni l'esprit, qui parlent, mais leurs masses fondues sous le blindage d'une fonction commune, partagée entre ligne de défense et ligne de front. Quelqu'un agite la langue entre l'index et le majeur en V. Il reprend cette idée de fusion, de communion, mais de façon obscène, comme l'y pousse son statut, et la présence des autres subalternes. (p. 13)

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Nullité de la tentative qui prétendrait dépasser la description, nullité de la description. Ecrire ne se peut qu'en l'absence d'histoire. Il ne s'agit pas de raconter, mais d'occuper une position, et d'implanter des racines, ou des neufs, sans considération pour l'idée de patrie, d'antériorité, de bon droit. Se précipiter sur chaque terre vierge à portée. Essaimer, ne plus exister en tant que personne, mais comme dispositif, essaim ou colonie. L'affirmation de soi disparaît au profit d'une obstination collective où les relations se nouent et se dénouent à la vitesse de l'éclair. Explosions d'écailles, horde filandreuse, étirée le long du fleuve dont la boucle brille au soleil ; il semble qu'un pouvoir opère encore, mais rien ne dit qu'il concerne les humains. Des milliards de sardines font un va-et-vient au large de l'Afrique australe, portées par un réflexe fossile qui les menait jadis très loin, vers le nord, lorsque les eaux glaciaires emplissaient les océans, mais qui les pousse désormais au-devant des courants chauds de l'équateur, contre lesquels elles rebondissent avant de faire demi-tour, livrées aux prédateurs, baleines, requins, dauphins, phoques, cormorans et toutes sortes de poissons tropicaux affamés. Comme ce banc innombrable, l'écriture perpétue l'éclosion de vies aberrantes et sacrifiées. Quelle que soit la langue, les mots parasitent un hôte aveugle sourd et muet, un mouvement sans corps, mais tangible comme le sexe. Surgi du fond des âges, ce vecteur pointe son épine sur les troupeaux agenouillés. Arrosé de beurre fondu, de blé cuit avec de la viande, il est couvert de mouches dont les yeux sont nos étoiles. Peu importe qu'on soit d'ici ou d'ailleurs, nos sacs sont vides et nos chèvres sont sèches à force de marcher. Nous nous sommes lavés dans la mort, mais le monstre ne laisse sortir personne (p. 15)

Philippe Rahmy & Stéphane Dussel, Cellules souches (Mots Tessons, 2009)

Une écriture pleine de lignes de fuite pour dire les lignes de défense, les lignes de faille et les lignes de front du corps et de l'esprit.

Philippe Rahmy est né le 5 juin 1965.
Il est l’un des membres fondateurs de remue.net et a publié notamment :
- Mouvement par la fin. Un portrait de la douleur (Cheyne, 2005)
- Demeure le corps. Chant d’exécration (Cheyne, 2007)
- SMS de la cloison (publie.net, 2008).

Il vient de créer son blog, kafkaTransports. Fret littéraire, au titre tout aussi magnifique que celui du présent livre.

Cellules souches est l’un des premiers livres des éditions Mots Tessons, créées par Armand Dupuy et Stéphane Dussel.

::: un article de Fabrice Thumérel (libr-critique)