Les réjouissantes chroniques « Vu à la télévision » de Christian Prigent, publiées jadis dans Le Matricule des anges sont disponibles en ligne, je viens de le découvrir par hasard ; en voici quelques extraits pour donner envie d'aller lire le reste :

Félix à Star Ac'
Aux temps héroïques, la BD faisait tautologique. Exemple : Félix le chat. Image : Félix regarde un éléphant. Félix (bulle) : " Oh, je vois un éléphant ! " Texte en bas de case : " Félix voit un éléphant ". Hop, on passe télé. 19 h, Star Ac'. Sandra fait la gueule (zoom sur du larmoi). Sandra : " J'étais pas à l'aise : le texte, je l'ai pas écrit ". Phrase en bas d'écran : " Sandra n'est pas à l'aise car le texte n'a pas été écrit par elle ". Félix et Sandra : même combat. Pas rater client, même mal-entendant. Et toi, mets ta peau de débile léger. Après t'es content : ça t'a fait le trou qu'il faut au cerveau pour gober la pub.
Rappel des faits
Si tu déconfis devant ta télé chaque soir pile heure poule c'est pour le bon shoot de pensée zéro : piquouze d'FMP 1 + ligne de chromos = trip dodo et qu'elles nous la foutent, la paix, les idées. Bien sûr tu pourrais te caler le cul au creux du fauteuil et feuilleter livres tombés en flopées comme à chaque rentrée en proues de gondoles. Ça serait pareil comme effet ronron : FMP itou et chromos de même. Sauf que pas le son ni la belle nature vue d'hélicoptère comme si on y est ni, comme si t'y fus, la boue des tranchées et le gaz moutarde et tout le boucan ou le débarquement avec Rommel et ses jumelles, Bourvil en bretelles et les petits gars avec la traction, tout ça en couleurs. Pourquoi tu mettrais des pages en écran entre toi et ça si livres disent pareil en forme identique mais en moins goûteux et moins ras collé au vrai existé, sexy, rigolo, même chez Christine Angot ?
« Dimanche soir », LMDA, 59, janvier 2005

Mais c'est plus encore : le présentateur parle à un tout-le-monde invisible à lui, anonyme total. Il ne parle donc au vrai à personne. Et personne n'attend une autre parole que celle qu'il adresse à ce tout-le-monde et dans le langage rasé au plus près du médiatisable. Homme tronc c'est Homme trou. Et moi là devant mon nom est personne : trou pareil, trou à remplir. (...)
La télé est sans style : coulis impersonnel d'images et de paroles. Forme unique (comme il y a une pensée unique et l'unicité de la forme est la condition du stéréotype de la pensée). Ce pourquoi elle est vide et dérisoire : tout s'inscrit à plat, cadré, arasé par la norme médiane du communicable. Tout s'y prend à la lettre (à la lettre de l'image et de sa légende en bulles de paroles). Donc tout y invite à la parodie : de son sérieux compassé comme de son comique surjoué, de son tragique emphatique comme de son burlesque convenu. Elle nous montre au miroir de nos soumissions, de nos banalités, de nos assignations ahuries. À elle seule elle est tout un dictionnaire des idées reçues, un Quid des truismes. En cela, elle peut fasciner. Comme la bêtise fascine (comme elle fascinait Flaubert). En cela aussi elle impulse l'envie de la styliser en bouffonnerie carnavalisée.
Voilà sans doute pourquoi, après, comme dit le poète, " la séance des rythmes ", j'irai encore quasi chaque soir me vider la tête devant le bocal lumineux ad hoc : c'est sa fonction. Et dodo l'enfant gavé de fables, de chromos et de mythes sommaires qu'elle fait de nous.
« Bonne nuit, les petits », LMDA, 69, janvier 2006

Quelques liens pour ceux qui ne connaîtraient pas Christian Prigent :
- entretien Le Matricule des anges
- textes dans Faire Part, 14/15
- notice P.O.L
- page remue.net
- page Le Terrier
- page Printemps de poètes
- page Hôtel Beury.