droit de n'avoir rien à dire
Par cgat le vendredi 1 décembre 2006, 00:25 - citations - Lien permanent
Le couple déborde
On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait,
ils n’arrêtent pas de s’exprimer.
Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou
fatiguée sans que l’homme dise « Qu’est-ce que tu as ? exprime-toi...
», et l’homme sans que la femme..., etc. La radio, la télévision ont fait
déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de
paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est
jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les
gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à
partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de
répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au
contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne n’avoir rien à
dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de
raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce
n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt. Or ce
qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle présente. Il
n’y a pas d’autre définition du sens, et ça ne fait qu’un avec la nouveauté
d’une proposition. On peut écouter des gens pendant des heures : aucun
intérêt... C’est pour ça que c’est tellement difficile de discuter, c’est pour
ça qu’il n’y a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire à
quelqu’un : « Ça n’a aucun intérêt, ce que tu dis ! » On peut
lui dire : « C’est faux. » Mais ce n’est jamais faux, ce que dit
quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a
aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. Les notions d’importance,
de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de
vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent
la vérité de ce que je dis. Même en mathématiques : Poincaré disait que
beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune importance, aucun intérêt. Il
ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire.
Gilles Deleuze, « Les intercesseurs » (extrait), Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 176-177.
Commentaires
je vais, quant à moi, rompre mon droit de ne pas dire de bêtises en posant cette question petit-bout-de-la-lorgnette-mais-qui-en-dit-suremnt-long-sur-le-bonhomme-et-dont-on-ne-parle-jamais-sauf-erreur-de-ma-part, qui me tracasse toujours lorsqu'on évoque Deleuze : d'où lui venait cette affectation (à côté d'une mise en chapeau quasi-systématique façon Beuys) de se laisser pousser les ongles au point que certains en étaient à lui tournicoter au bout des doigts (souvent cette impression bizarre qu'il les exhibe avec un air de sans avoir l'air sur les photos) : signifiant évident cachant quelque déviance qui m'aurait échappée ? vraie fausse chinoiserie de mandarin ? clin d'oeil aux lignes de fuite (comme pointées en réseau rhizomique, sa ou ses mains sur les photos presque toujours à demi-ouvertes, sur l'une de ces photos, ses deux mains, plaquées sur le dossier d'un siège, se faisant exactement face, leurs doigts écartés en rayon façon axones cherchant en face leurs ongles synapses) ? effet de mode de star intello psychédélique (chacun son déguisement : à l'époque me semble-t-il, outre le chevelu - ou plutôt 'les' chevelus : indéniablement plusieurs modes, il y a aussi le type col roulé tête rasée façon Foucault-Choron), concurrence sur "l'objet tordu" - Lacan son cigare et Deleuze ses ongles ? J'aimerais bien savoir, tiens... Et qu'on ne me parle pas de négligence ou d'indifférence volontaires : des ongles comme ça, ça s'entretient nous confirmerait le moindre expert-manucure...
Peut-on aussi, comme je le fais ici, écrire pour ne rien dire, ou pour ne rien dire d'autre que son adhésion profonde à ce texte, au demeurant assez beau. Pour certains, ce qui est difficile, c'est rompre le silence, non le tenir.
je fais clairement partie, Marc Villemain des certains pour qui le rompre, le silence, est le plus difficile ...
excellente question, Jean-François Pailard, à laquelle je n'ai pas de réponse : si quelqu'un passe par ici qui la possède, qu'il n'hésite pas à la partager
j'ai d'abord considéré les ongles de Deleuze comme un signe affiché de refus du travail (chez les mandarins je crois que c'était aussi l'idée, non?) ce qui n'était qu'une projection personnelle sans fondement aucun ... mais il me semble aussi avoir lu qu'il s'agissait là d'une défense contre une hypersensibilité du bout des doigts
intriguée tout de même je consulte l'augure google et trouve chez Anaximandrake (31 mars 2005) une longue citation dans laquelle Deleuze veille conscienscieusement à multiplier les réponses pour ne pas répondre (j'aime!) :
« Exemple : mes ongles, qui sont longs et non taillés. A la fin de ta lettre tu dis que ma veste d'ouvrier (ce n'est pas vrai, c'est une veste de paysan) vaut le corsage plissé de Marilyn Monroe et mes ongles, les lunettes noires de Greta Garbo. Et tu m'inondes de conseils ironiques et malveillants. Comme tu y reviens plusieurs fois, à mes ongles, je vais t'expliquer. On peut toujours dire que ma mère me les coupait, et que c'est lié à OEdipe et à la castration (interprétation grotesque, mais psychanalytique). On peut remarquer aussi, en observant l'extrémité de mes doigts, que me manquent les empreintes digitales ordinairement protectrices, si bien que toucher du bout des doigts un objet et surtout un tissu m'est une douleur nerveuse qui exige la protection d'ongles longs (interprétation tératologique et sélectionniste). On peut dire encore, et c'est vrai, que mon rêve est d'être non pas invisible mais imperceptible, et que je compense ce rêve par la possession d'ongles que je peux mettre dans ma poche, si bien que rien ne me paraît plus choquant que quelqu'un qui les regarde (interprétation psycho-sociologique). On peut dire enfin : "Il ne faut pas manger tes ongles parce qu'ils sont à toi ; si tu aimes les ongles, mange ceux des autres, si tu veux et si tu peux" (interprétation politique, Darien). Mais toi, tu choisis l'interprétation la plus moche : il veut se singulariser, faire sa Greta Garbo. En tous cas c'est curieux que, de tous mes amis, aucun n'a jamais remarqué mes ongles, les trouvant tout à fait naturels, plantés là au hasard comme par le vent qui apporte des graines et qui ne fait parler personne. »
http://anaximandrake.blogspirit.com...
merci pour la reponse, mais plus j'y pense, plus ma question, lancee comme frisbee au vent, m'intrigue, m'enerve, m'est douleur nerveuse, car intéressante son analyse, mais controuvee et pas tres convaincante, non ? on accroche quand meme sur cet etrange aveux : "toucher du bout des doigts un objet et surtout un tissu m'est une douleur nerveuse". D'abord, on a envie de dire et la peau ? Toucher du doigt la peau ? Et puis on se dit: bizarre qu'il emploie ces deux termes : "objet" et surtout "tissu" qui donne a penser immediatement à pli. On finirait par subsumer ses explications ampoulées sous une etrange mauvaise foi, qui, plus etrange encre, ne lui ressemble pas. mauvaise foi car beaucoup de photos le montrent doigts ecartés extremites posées sur un tissu : paletot, dossier de chaise, et puis on peut aussi bien se proteger les doigts en se laissant pousser les ongles, mais en les taillant aussi... Bon, j'arrete la mes chinoiseries... mais quand meme, intriguant,non?
mauvaise foi très certainement, mais que je trouve terriblement attachante, à laquelle je m'identifie d'emblée, qui est symptomatique d'une difficulté à être au contact du monde et des autres, et qui me rapelle l'hypersensibilité nerveuse dont Proust ne cessait de faire état (et dont sa correspondance fait souvent éclater la parfaite mauvaise foi)
liège sur les murs et superpositions de vêtements chez l'un, ongles démesurés chez l'autre : ridicule, mauvaise foi et beauté profonde de ce qui est humain et singulier
et puis "toucher du bout des doigts un objet et surtout un tissu m'est une douleur nerveuse qui exige la protection d'ongles longs" c'est beau, non ?
ça me rappele, là encore, cette parenthèse que j'adore dans les "Jeunes filles en fleur" :
"pour une nature nerveuse comme était la mienne (c'est-à-dire chez qui les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n'arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître),(…)"
oui, belle reflexion et parallele proustien a mediter... M'intrigue au fond cette façon dont la pensee, l'ecriture, l'etre que les ecrivains projettent pour les autres hors d'eux-memes (et plus galemt qu'on projette tous hors de nous meme)trouve des echos en eux-memes et au final dans leur corps, cette facon dont ils le montrent et/ou façonnent - rien a voir evidt avec une quelconque morphopsychologie... ça m'interesse, c'est une question cruciale, parce que c'est aussi une des questions du romancier : peut-on, dans un roman d'aujourd'hui, decrire un corps, un "physique" et le rendre signifiant sans tomber dans le piege classique de la morphopsychologie... Un type comme carver s'en tire de cette maniere, je crois...