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Le fait est que les majors semblent à certains égards avoir entrepris de scier la branche sur laquelle elles sont assises. La preuve en est, comme le rappelle André Schiffrin dans son dernier livre, que les retours sur investissement escomptés par les nouveaux barons de l'édition sans éditeurs tardent à venir. L'appréciation des chances de succès d'un livre comporte une telle marge d'incertitude que celui qui prétendrait déterminer à coup sûr celles-ci risque fort de voir ses espoirs déçus ; il est bien entendu possible de « créer » des bestsellers, mais leur nombre ne peut, par définition, qu'être limité ; la seule échappatoire pour les majors est, en renonçant à la fonction de sélection qui définit notamment le travail de l'éditeur, d'inonder le marché avec des livres médiocres à faible ou moyen tirage, malgré les limites évidentes de cette stratégie. Ainsi, la logique économique des majors tend non seulement à l'appauvrissement de la production éditoriale, mais elle ne permet de surcroît pas même de parvenir à la rentabilité rêvée par les nouveaux chantres du profit qui peuplent aujourd'hui les bureaux de maisons portées autrefois par d'autres logiques : les exemples de « gamelles prisent par des éditeurs persuadés de pouvoir « faire » le succès d'un livre, ou encore de livres refusés par plusieurs grandes maisons d'édition en raison de leur caractère prétendument invendable et qui pour finir se vendent de façon honorable, voire très honorable, ne manquent pas ; c'est que les maîtres de l'édition fraîchement convertis à la recherche du profit maximum ont tendance à projeter sur les lecteurs leur propre insuffisance. Il est d'ailleurs probable que les majors ne parviendront pas à inverser facilement, quand même elles le souhaiteraient, la logique dans laquelle elles se sont enferrées : nombre d'éditeurs de talent qui travaillaient pour elles ont été remerciés ou ont dû démissionner ; la combinaison formée par l'étroitesse intellectuelle de beaucoup des « éditeurs » qui les remplacent et la culture de la rentabilité à court terme qui est la leur aujourd'hui ne pourra que difficilement être déracinée ; et il n'est pas certain que la politique de prédation développée par certaines maisons (rachat de catalogues, débauchage d'auteurs) puisse longtemps compenser les effets induits par la recherche aveugle du profit maximal. Un espace de plus en plus large se dégage donc pour l'édition indépendante ; espace il est vrai semé d'embuches, mais espace tout de même.

Il ne s'agit cependant pas de dresser ici un tableau idéalisé de la situation actuelle ou de l'édition et de la librairie indépendantes. Remarquons à ce propos que l'autodésignation d'« édition indépendante » a certes une valeur descriptive, mais qu'elle a aussi pour fonction de produire une image valorisante, socialement légitimante, qui peut occulter le fait que l'édition indépendante n'est ni un isolat social ni une réalité homogène, et que les frontières qui la séparent de l'édition sous influence ne sont pas clairement définies. Il y a bien sûr d'importants bénéfices symboliques à se couler dans la représentation de « l'éditeur-résistant », et nous avons sans doute besoin de croire en de telles « illusions incapacitantes » pour aller de l'avant ; mais ces dernières empêchent aussi de travailler à transformer significativement et efficacement les choses. L'édition indépendante gagnerait beaucoup à critiquer la représentation d'elle-même qu'elle produit spontanément. Il importe donc de mettre en question cette représentation trop flatteuse de la réalité - et, réciproquement, de critiquer l'image trop simple qui est généralement proposée de son « autre » : les grands groupes et l'édition anglo-américaine. Il n'est pas question de faire ici la leçon à qui que ce soit ou de faire acte de contrition. C'est notre volonté commune de garantir l'avenir de l'édition indépendante qui devrait nous conduire à faire la critique de la réduction des bouleversements du monde de l'édition aux phénomènes de concentration.

Jérôme Vidal, Lire et penser ensemble. Sur l'avenir de l'édition indépendante et la publicité de la pensée critique (Amsterdam, 2006, p. 21-23)

Éditeur et traducteur, Jérôme Vidal (né en 1970) a fondé et co-anime les Éditions Amsterdam et il est membre du comité de rédaction de Multitudes. Ce manifeste évite tout manichéisme et se montre très nuancé concernant la « révolution numérique » et le grand méchant Google qui font si peur à de trop nombreux éditeurs :

Quelle attitude adopter face aux transformations en cours si l'on refuse la tartufferie qui consiste à faire ce que l'on reproche aux autres, et si l'on s'abstient de condamner à priori ces transformations, sans pour autant en ignorer les aspects menaçants ? Il est compréhensible que les différents acteurs du monde du livre soient préoccupés par les bouleversements des conditions matérielles et économiques de leur métier. Mais parce que les éditeurs, grands et petits, mettent en général plus volontiers en avant, pour faire valoir leur point de vue dans l'espace public, leur rôle culturel de passeurs et de critiques des savoirs et des littératures - rôle qu'ils n'honorent pas tous avec la même exigence - que les aspects économiques de leur activité, la distinction, d'une part, des dimensions économiques des problèmes soulevés et, de l'autre, des dimensions qui ressortissent plus directement à ce que nous avons appelé « la politique démocratique des savoirs » tend dans les débats actuels à être brouillée. (...) la pire des attitudes à adopter face aux transformations actuelles serait de soutenir une position technophobe et conservatrice, autrement dit une politique du statuquo, nécessairement « poujadiste », vouée à l'échec, qui au bout du compte ne pourrait que renforcer le pouvoir de l'oligopole de l'édition. (p. 88-89)