100 millions d'amis
Par cgat le dimanche 7 janvier 2007, 00:04 - blogs et internet - Lien permanent
Hubert Guillaud « dissèque » avec intelligence l' « amitié en ligne » qui est l'argument publicitaire de MySpace et d'autres sites du même type : la clé pour comprendre l'engouement qu'ils suscitent est la « question existentielle qui parcourt les cours de récréation » : « Es-tu mon ami ou pas ? ».
En dépit du goût pour la solitude qu'on leur prête volontiers, il semblerait que les écrivains aient aussi envie de se faire des amis, puisque Blogauteurs nous annonce que de plus en plus créent un profil MySpace. Outre les écrivains cités dans ce billet, j'ai aussi repéré les pages de Fabrice Colin, Régis Clinquart ou Arnaud Cathrine. Hubert Guillaud, encore, émet de sérieux doutes sur l'intérêt de ces pages. Même si je reste également un peu extérieure à tout celà, il me semble tout de même que certaines autodescriptions, certains blogs et même certains commentaires ont de l'intérêt. Et puis c'est tellement pratique pour connaître le signe astrologique des écrivains !
Terminons par une petite citation de la Recherche du temps perdu (ça ne fait jamais de mal !) sur le caractère « funeste » de l'amitié pour un artiste :
Les êtres qui en ont la possibilité - il est vrai que ce sont les artistes et j'étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais - ont aussi le devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l’amitié leur est une dispense de ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode d’expression de l’amitié est une divagation superficielle, qui ne nous donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d’une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et l’amitié n’est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste. Car l’impression d’ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver auprès de leur ami, c'est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au lieu de poursuivre leur voyage de découverte dans les profondeurs, ceux d’entre nous dont la loi de développement est purement interne, cette impression d’ennui, l’amitié nous persuade de la rectifier quand nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous a dites, de les considérer comme un précieux apport, alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut apporter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l’étage supérieur de leur frondaison.
Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleur (Gallimard, 1988, Bibliothèque de la Pléiade, tome 2, p. 260)
Commentaires
Merci pour ces réflexions. Je crois qu'il serait prudent de mettre "amitié" entre guillemets... Pour ce qui est des écrivains qui ouvrent des profils MySpace, je parlerai plutôt de victimes d'une mode ou de calcul d'investissement médiatique que d'amitié. Comme pratique de l'internet et des réseaux, c'est tout de même ce qui offre le maximum de "retour" médiatique pour un minumum d'"investissement" technologique.
Par ailleurs Proust n'est pas une statue indéboulonnable. Son "résultat de vérité" dans la profondeur de soi, comme sa "loi de développement [...] interne", moi, je n'y crois pas du tout du tout. Il y a tout de même une bonne dose de misanthropie dans les "croyances" ou "convictions" proustiennes. Ce qui n'enlève rien à la beauté et à la profondeur du texte...
Pardon de ces bémols de janvier...
Assez d'accord avec les bémols de Berlol, comme avec ses jugements sur Debord d'ailleurs.... Depuis l'empereur Frederic, et ses expériences sur les enfants sauvages; on sait ce qu'il advient des machines complètement célibataires ; Proust d'ailleurs ne pourrait pousser complètement ce raisonnement tant son oeuvre, si elle résulte d'un travail solitaire, doit à la fréquentation d'une société futile parfois.
les bémols sur MySpace, certainement : cette prolifération des "amis" organisée à la bonne tête, juste pour se réticuler soi-même avec lien retour, en vase clos et sans contenu (voir différence entre blogs et site Limongi et sa page MySpace) : on ne peut y progresser que par analogie erratique
mais personne qui aime Proust n'en a préalablement fait cette statue boulonnée à la pays de l'Est : cette misanthropie là ça rejoint profondément la façon dont Molière l'emploie - peut-être qu'il est un peu lourd de la métaphore, avec son arbre et sa maison, mais ce dont il parle c'est du statut de la parole : s'agit pas de "croire" en fait, vraiment pas
merci du renfort Dominique Fromentin !
Proust n'est absolument pas pour moi une "statue indéboulonnable", Berlol et Cairo : bien entendu qu'il est (là comme toujours) misanthrope, de mauvaise foi, fragile, névrosé, en porte-à-faux, incohérent, imparfait, un peu ridicule, humain quoi ! (un peu lourd dans la métaphore et pas très correct syntaxiquement, en plus)
et c'est pour cela justement que je l'aime tant, ce sont ses imperfections qui à la fois permettent l'identification et, surtout, sont à la source de la complexité tortueuse et magnifique de ses phrases : un romancier parfait et toujours cohérent dans ses assertions, à supposer qu'il soit susceptible d'exister, m'ennuierait profondément (et vous aussi j'en suis certaine)
clairement, plus qu'une statue, Proust est pour moi un ami ; et si j'ai l'outrecuidance de revendiquer une telle amitié, c'est que lui-même affirme que la lecture est pure amitié (pour la citation exacte voir le billet de ce soir)
quand à MySpace, pleins de bémols aussi, bien sûr : le principal étant la mine de renseignements fournie sur les goûts et pratiques des consommateurs que sont aussi les 100 millions et quelques d'"amis" …
Suis passé sur la page MySpace d'un acteur américain. Il avait 35412 "amis" et plus de 15000 commentaires. Ingérable ! Illisible ! Franchement, si c'est pas du foutage de gueule, ça !? Quelle crédibilité ce système peut-il revendiquer ?
Sûr que celui qui ne se trouve que 3 ou 4 amis l'aura mauvaise... Mais qui choisit de se mettre dans cette mécanique de compétition ? Et pour une chose — l'amitié, veut-on croire — qui est tout sauf une compétition ou un hit parade.
Bien sûr, d'accord avec vous sur tout la ligne proustienne. Je ne voulais que rappeler nos libertés fondamentales de lecteurs...