martin_livre_des_hontes.jpg

Et, en ce sens, le Grand Livre de la littérature, tel qu'il continue de s'écrire au tournant de ce siècle, accompagnant à la fois la montée en puissance de l'homme à nu et la perte de l'individualité, donne à lire ce que Lacan appelait de ses voeux : « une hontologie, orthographiée enfin correctement ».
Cette « hontologie », on peut sans doute la déceler dans l'espace de la fiction, à travers tous ces drames singuliers et collectifs où s'impose la présence insoutenable de l'autre. Mais c'est peut-être d'abord dans le geste même de l'écriture adressée qu'elle se manifeste avec le plus d'intensité, dans cette sorte d'auto-analyse qu'est le procès même de la publication, lorsqu'il se confronte à des enjeux essentiels. C'est alors en somme une autre manière de renégocier verbalement les rapports entre la personne intime et le personnage public, de cacher et d'exposer le quant-à-soi aux yeux des autres. Une autre façon de paraître, de livrer en pâture l'homme de verre.
D'où ce silence aux franges de l'écrit, le travaillant de l'intérieur, cette présence à la fois inquiétante et stimulante qui aura hanté la page en train de s'écrire, celle d'un lecteur indiscret, faille probable dans la forteresse autoprotectrice de l'ouvre en cours. La honte propre à la littérature, ce serait ce malentendu recherché, inévitable, ce choc à secousses multiples entre l'auteur se construisant, s'inventant (tout à la fois pudique et impudique, secret et exhibitionniste), et le lecteur à venir.
Témoin inquiet de sa propre désubjectivation, partagé entre l'humilité et l'orgueil, l'homme de lettres ressemble ainsi étrangement à l'homme de la honte.

Jean-Pierre Martin, Le livre des hontes (Seuil, 2006, p. 19)