carrefours de sens
Par cgat le dimanche 25 février 2007, 00:08 - citations - Lien permanent
Plus ou moins consciemment, par suite des imperfections de sa perception
puis de sa mémoire, l’écrivain sélectionne subjectivement, choisit, élimine,
mais aussi valorise entre cent ou mille quelques éléments d’un spectacle
(...)
S’il s’est produit une cassure, un changement radical dans l’histoire de l’art,
c’est lorsque des peintres, bientôt suivis par des écrivains, ont cessé de
prétendre représenter le monde visible mais seulement les impressions qu’ils en
recevaient.
« Un homme en bonne santé, écrit Tolstoï, pense couramment, sent et se
remémore un nombre incalculable de choses à la fois. » Cette remarque est
à rapprocher de ces phrases de Flaubert, à propos d’Emma Bovary :
« Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de
combinaisons s’échappait à la fois, d’un seul coup, comme les mille pièces d’un
feu d’artifice. Elle aperçut nettement et par tableaux détachés son père, Léon,
le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures
inconnues. » (…)
C’est bien là que réside l’un des paradoxes de l’écriture : la description
de ce que l’on pourrait appeler un « paysage intérieur » apparemment
statique, et dont la principale caractéristique est que rien n’y est proche ni
lointain, se révèle être elle-même non pas statique mais au contraire
dynamique : forcé par la configuration linéaire de la langue d’énumérer
les unes après les autres les composantes de ce paysage (ce qui est déjà
procéder à un choix préférentiel, à une valorisation subjective de certaines
d’entre elles par rapport aux autres), l’écrivain, dès qu’il commence à tracer
un mot sur le papier, touche aussitôt à ce prodigieux ensemble, ce prodigieux
réseau de rapports établis dans et par cette langue qui, comme on l’a dit,
« parle déjà avant nous » au moyen de ce qu’on appelle ses
« figures », autrement dit les tropes , les métonymies et les métaphores
dont aucune n’est l’effet du hasard mais au contraire partie constitutive de la
connaissance du monde et des choses peu à peu acquises par l’homme.
Et si, suivant Chlovski, on s’accorde à définir le « fait
littéraire » comme « le transfert d’un objet de sa perception
habituelle dans la sphère d’une nouvelle perception », comment l'écrivain
chercherait-il à déceler les mécanismes qui font s'associer en lui ce
« nombre incalculable » de « tableaux » apparemment
« détachés » qui le constitue en tant qu' être sensible, sinon dans
cette langue qui le constitue en tant qu' être pensant et parlant et au sein de
laquelle, dans sa sagesse et sa logique, nous sont déjà proposés d'innombrables
transferts ou transports de sens ? Les mots, selon Lacan, ne sont pas
seulement « signes » mais nœuds de significations ou encore, comme je
l’ai écrit dans ma courte préface à Orion aveugle, carrefours de sens, de sorte
que déjà par son vocabulaire la langue offre la possibilité de
« combinaisons » en « nombre incalculable », grâce à quoi cette
« aventure du récit » dans laquelle s’engage à ses risques et périls
l’écrivain paraît finalement plus fiable que ces récits plus ou moins
arbitraires que nous propose le roman naturaliste avec une assurance d’autant
plus impérieuse qu’il sait la fragilité et la très discutable valeur de des
moyens.
Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 26-28)