comme un chaudron fêlé
Par cgat le mardi 3 avril 2007, 00:06 - citations - Lien permanent
En surfant hier soir avec méfiance (1er avril oblige), j’ai pris conscience du fait que la méfiance envers le langage était souvent la règle en ligne (même le 2 avril), car tous les discours sur les informations non-validées d'internet y renforcent le soupçon qui pèse sur tout discours.
En écho à ce constat, l’un des seuls passages de Madame Bovary
(dont je relis en ce moment mes passages préférés à cause de grâce à
Berlol) où Flaubert se permet de laisser transparaître son
point de vue, pour s’attrister du cynisme de Rodolphe et, au-delà, de
l’insuffisance désespérante des mots :
Il s'était tant de fois entendu dire ces choses, qu'elles n'avaient pour lui rien d'original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857, II, 12
Texte dont, grâce à l’université de Rouen, on peut maintenant lire en ligne
les brouillons et ratures successifs : 127v ... 128 ... 127 et 326.
Si on préfère le texte définitif, la version proposée
par Wikisource est assez agréable à utiliser.
Commentaires
Merci de ton aide précieuse. La bêtise de Rodolphe est en effet désolante à cet égard. Commentée de la sorte par Flaubert, elle confine au nihilisme...
D'où tiens-tu ce beau tableau de liseuse ? Je peux te le prendre ?
pas de problème : l’essentiel des illustrations que j’utilise sont récupérées en ligne et stockées (malheureusement pas très bien rangées) sur mon disque dur d'où je les délivre en retour en ligne à l'occasion d'un billet dont elles prolongent les lignes de fuite !
certaines posent sans doute des problèmes de droits mais jusqu’à présent personne ne m’a envoyé les huissiers ; je ne peux donc que t’inciter à t’en emparer à ton tour lorsqu’elles te plaisent : j'aime que les choses circulent
ce tableau (très Madame Bovary, d’autant qu’il s’intitule "Après le bal") est de Ramón Casas y Carbo, je l’ai trouvé là :
http://www.linternaute.com/sortir/l...
http://www.linternaute.com/sortir/l...
… un livre au joli titre pour lequel je vais finir par craquer, je sens, de même que pour son autre face :
http://www.fabula.org/actualites/ar...
...tableau qu'on trouve également, parmi quelques autres aussi peu connus sur le même sujet (et propres au goût bourgeois de la 2e moitié du XIXe), dont certains fort beaux, dans l'avant-dernier Télérama (avec un article sur le livre et son déclin)...
c'est assez curieux, cette image de chaudron fêlé. Un chaudron tout court n'aurait-il pas suffi ? Ou est-ce qu'un chaudron félé résonne moins, donne un son plus sourd ? Cela me fait penser au "pot ébréché" contenant les plaies d'Egypte.
(l'accent est corrigé) ... peut-être que cette métaphore est volontairement choisie un peu bancale pour illustrer le propos sur "les métaphores les plus vides", mais peut-être pas ... et puis "fêlé" ajoute une blessure ... en tout cas il me semble que c'est par son côté bizarre qu'elle me touche, qu'elle est émouvante (le "punctum" aurait dit Barthes!)
L'efficace d'un chaudron quand il est fêlé ? Nulle. Quelqu'un s'est cassé la nénette à fabriquer un chaudron, c'est quand même pas rien, un chaudron. Ça évoque des images de bouillonnement, de chaleur, de tribu assemblée, et quand on tape dessus, ça vous a un bruit rond qui va jusqu'au fond du village, comme un gong, une cloche. Mais fêlé, tout est perdu. Il ne tient plus rien, aucune soupe n'y bout, plus personne ne l'entoure. Et ce son grêle, fragile, court, comme il fait mal à entendre !