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Du plus loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie en situation irrégulière. Il me semblait qu’à tout moment quelqu’un pouvait surgir chez moi en hurlant : Police ! Contrôle d’identité ! Et me contraindre à le suivre. C’était absurde, personne n’avait songé à me mettre à la porte, mon casier judiciaire était vierge et je n’envisageais aucune action terroriste (…) Mes parents, des juifs d'Afrique du Nord qui avaient émigré en France a l'âge de dix-sept ans, m'avaient élevée dans la crainte. Juifs, ils voulaient se faire discrets ; immigrés naturalisés au début des années 60, ils se sentaient inférieurs aux « vrais » Français comme s'il en existait des faux, détenteurs de papiers falsifiés, arborant des sourires factices, des citoyens de seconde zone, en somme, catégorie dans laquelle ils se rangeaient instinctivement sans que personne les eût identifiés comme tels, Sur l'échelle de l'étrangeté, mes parents comptaient double. Aussi, quand, le mois dernier, j'ai été arrêtée par erreur avec des immigrés clandestins lors d'un contrôle d'identité sauvage opéré par des policiers en civil, je me suis laissé prendre, je ne me suis presque pas rebellée, j'avais anticipé ce moment, mon éducation m'y avait, d'une certaine façon, préparée. (p. 11-12)

Moi, je le savais, je l'ai compris très tôt, je le sentais instinctivement sans avoir été évincée d'aucun groupe, sans avoir été méprisée : jamais personne ne nous aimerait autant que nous le souhaitions. Nous voulions tout : être acceptés des autres sans pour autant nous mêler à eux, être intégrés sans renoncer à nos coutumes, sans oublier nos racines cosmopolites, devenir de parfaits Français, des fruits de l'école républicaine, des citoyens responsables, tout en sachant que nous n'en serions jamais, et quel dilemme ! Nous nous sentions différents, nous nous déplacions en meutes, bêtes sauvages et blessées, nous avions été mordus, nous nous méfiions, nous avions peur mais les caresses nous manquaient et nous nous approchions, farouches, sans nous livrer complètement, nous nous faufilions dans l'espoir qu'on nous acceptât enfin, qu’on nous aimât, et nous étions ces chiens geignards, collants, susceptibles - voilà ce que nos peurs avaient fait de nous, et je les comprenais, ces exilés soumis, honteux, je les aimais, je me reconnaissais en eux, ils étaient mes frères d'ombre, mes pères de misère, je les admirais, timorés et loqueteux, j'aimais leur fierté excessive, leur réserve, les larmes qu'ils ravalaient et l'amour qu'ils portaient à la liberté, cet amour qui les poussait à la fuite, à l'abandon, qui les menait à la mort, à la maladie, à la solitude, et ils étaient nos derniers héros ces hommes qui quittaient tout pour être libres, leur pays, leur famille et les femmes qu'ils aimaient, car qui étions-nous pour les juger, nous qui avions été bercés par ces mots Liberté, Égalité, Fraternité, qui étions-nous pour leur refuser l'accès à cette terre, la nôtre ? Quelle sorte de monstres à visage humain étions-nous devenus pour les chasser par la force, par le jeu inique des lois, par la tentation corruptrice de nos peurs, eux que nous abandonnions à la déshérence comme des terres infécondes, et qu'avaient-ils à nous prendre que nous ne pouvions leur offrir ? La liberté, nous l'avions dévoyée. (p. 78-79)

Karine Tuil, Douce France (Grasset, 2007)

Karine Tuil a été autorisée à visiter l'un des plus modernes des « centres de rétention administrative », celui du Mesnil-Amelot près de Roissy, expérience qu’elle a « romancée » dans Douce France.

Elle est née le 3 mai 1972 à Paris et est l'auteur de :
- Pour le pire (Plon, 2000)
- Interdit (Plon, 2001)
- Du sexe féminin (Plon, 2002)
- Tout sur mon frère (Grasset, 2003)
- Quand j'étais drôle (Grasset, 2005)

on peut lire en ligne :
- le commentaire éclairé de Réseau Éducation Sans Frontières
- un entretien dans Zone littéraire
- un autre entretien dans Le Mague

... et, pour mettre en perspective, suivre le conseil de Daniel Schneidermann.