êtres de fuite
Par cgat le samedi 14 avril 2007, 00:17 - écrivains - Lien permanent
Comment rebondissent-ils ? On l'ignore. Ils ne touchent ni le sol ni les choses ni les hommes, pourtant ils tiennent. Par commodité, on les imagine gluants, extrêmement malléables et d'une légèreté qui confine à la susceptibilité : ils fuient à l'approche de la moindre surface, ricochent sans fin entre les choses, entre les gens, horizontalement mais aussi verticalement, sans jamais toucher quoi que ce soit. Intouchables, intouchés, délicats. Que dire d'autre ? Ils évitent les définitions. Ils ne sont pas concernés. (…)
La surface n'y est pour rien. Ils sont en eux-mêmes tiraillés par des forces toujours antagonistes, des envies d'aller là tout en désirant fuir ailleurs qui les condamnent à un ballottement perpétuel. Ils y vont mais fuient. Ainsi, à peine ont-ils choisi et suivi une direction qu'ils en prennent une autre (pas une direction inverse, une autre), puis sur le chemin de cette nouvelle direction, ou à peine sur le chemin de cette nouvelle direction, à peine amorcé le mouvement vers cette nouvelle direction, saisis de regret, ou conscients de toutes les possibilités dont ils se couperaient en optant pour celle-ci plutôt qu'une autre, ou rebutés déjà (peut-être ont-ils déjà assouvi dans le chemin parcouru vers la surface - si court soit-il pour nous comme pour eux - toutes les envies, peut-être sont-ils déjà repus, gavés, pourquoi continueraient-ils de se diriger par là, bon sang ? ils en ont déjà fait le tour, les bras leur en tombent, ils sont mous, rebroussons, fuyons les surfaces, ce qui leur passe par la tête), ils bifurquent, refluent, se retirent, se replient, et ainsi de suite, dans tous les sens, rattrapent, ravalent sans cesse un désir initial défaillant, ou un désir antérieur plus attrayant, et avant lui encore un autre, se retranchent, abolissent, révoquent. Ils ont loupé le coche mais ont le désir, un désir inflexible qui se maintient (ils ne s'arrêtent jamais) avec toutes ses contradictions, envers et contre eux-mêmes, afin que toutes les possibilités leur soient permises. Ils n'ont pas en eux-mêmes suffisamment de décision pour affermir le choix dans l'une ou l'autre direction. Jamais personne (un chef, un père, du nerf ?) n'a su leur dire non, pas par là. De l'amour qui dirait viens. Ils ont déjà la prescience du ratage à suivre une trajectoire, cette trajectoire, plutôt qu'une autre. Ils anticipent, tergiversent, se repentent, sursoient, optent, s'endettent. Les directions, c'est coton. Constitués d'inutile et d'invivable lucidité, de revirements, ils sont ici et là, porteurs d'ambition ravalée, d'à quoi bon ?, de vœu acharné cependant, qu'aucune pulsion ne stabilise, qu'aucune idée de fin ne subordonne à une station ou au désœuvrement, voués à l'irrémissible arrachement de la décision précédente, sans autre ligne de conduite que la remise en question de la ligne de conduite, partisans fanatiques de la frustration, vides de souvenirs. Ils ne se sont jamais donnés. Ils n'ont rien vécu. Ils n'ont le goût de rien. Petits tas de tentations. Aucun paysage, aucune surface, aucune explosion de couleurs, aucun projet ne saurait apaiser leurs virevoltes. Rien ne leur dit. Tout leur dit. Comme s'ils voulaient avoir le choix (vouloir est un grand mot), ne surtout pas se couper de possibilités, mais l'avoir tout le temps, à tout bout de champ, frénétiquement. Les êtres hybrides devraient s'y mettre, ils vont s'y mettre, ils s'y mettent, et puis non! ils ne s'y mettent pas, ils vont s'y mettre. Toute une conception de l'action qui, nous aussi, nous atteint, il ne faut pas croire, à essayer de saisir ce qu'ils veulent.
Alain Sevestre, « Les êtres hybrides », Chez moi : nouvelles (Gallimard, 2007, p. 69 et p. 71-73)
Dans le recueil de nouvelles d’Alain Sevestre, la belle description de ces « êtres hybrides » tout en lignes de fuite « m’atteint, moi aussi », davantage que d’autres nouvelles plus spectaculaires comme « Chez moi », qui donne son titre au volume, et dont on peut lire un extrait chez Berlol. Dominique Quélen propose également sur le site d’Action restreinte une intéressante analyse de ce livre.
Alain Sevestre a publié auparavant :
Double suicide villa Godin (Minuit, 1987)
L'Art Modeste : essai (Gallimard, 1995)
L'Affectation (Gallimard, 1997)
Entrées en matière (Gallimard, 1999)
Le slip (Gallimard, 2001)
Mes Gaillards : théâtre (Comp'Act, 2002)
Revolver (Gallimard, 2003)
Les tristes (Gallimard, 2005)
Commentaires
Je ne connaissais pas le site "Action restreinte". Merci pour ce lien !
On trouvera aussi, par l'index du JLR, bien d'autres citations d'A. Sevestre — qu'il faut lire absolument !
en effet! la lettre S de l'index de berlol, pour ceux qui ne le connaitraient pas, c'est là :
http://www.berlol.net/jlr2ind.htm#s
(il y a aussi des hommes politiques dedans, pour ceux qui préfèrent)
car en ces temps pré-électoraux le commentaire littéraire se fait rare, tu ne trouves pas ?
Une de mes préférées aussi.
Les nouvelles "plus spectaculaires" prennent toute leur force, leur sel, ou plus(selon moi), quand on a lu tous les autres livres (dans l'ordre de parution, pourquoi pas); retrouvailles, continuité et à la fois, étonnement, surprise, excitation des explorations nouvelles. En fait, un "spectaculaire" (ou tours de force) qui n'est jamais gratuit, qui résonne, prend du sens avec tous les écrits d'avant. Je manque de précision. Il faudrait des exemples.
Un travail qui se poursuit, que l'on suit.
bien sûr ... je précise que mon "plus spectaculaires" (qui je m'en aperçois pourrait prêter à confusion) n'était absolument pas péjoratif : il faisait référence aux loups et autres crocodiles, a priori plus "grand spectacle" que les êtres hybrides ... mais en fait tout aussi intérieurs, bien entendu (j'ai beaucoup pensé à Henri Michaux en lisant les histoires de perches, boîtes, membres de bois et passerelles de "Chez moi")
Bien sûr à mon tour, non, je n’ai pas pensé que ce "plus spectaculaire" était péjoratif, simplement la marque d’une préférence pour "Les êtres hybrides", enfin, pour la nature particulière de l’émotion que ce texte procure, la manière dont il nous a, apparemment également, "atteintes", plus personnelle peut-être (au sens d’identification, par exemple, enfin, de mon côté) que les autres. Aussi savoureuses et riches autres nouvelles, mais pour d’autres raisons (dont ce plaisir d’assister au "work in progress" d’un auteur).
A peu près.
En fait, je vous rejoignais.
En fait, j'avais envie d'évoquer les livres précédents de cet écrivain qui n'est (pour l'instant) pas assez lu, (re)connu, injustement, incompréhensiblement.
Depuis que je l'ai découvert, comme avec Echenoz, par exemple, j'attends avec impatience et dégote au plus vite les yeux fermés (enfin, puis grand ouverts) le livre suivant.
Oh, le commentaire littéraire, il est toujours dominant, chez moi...
Cependant, ailleurs, c'est vrai que ça tarit un peu.
Mais quel bonheur de lire CC ! Je pensais justement à t'écrire ces jours-ci, chère amie...
chez moi aussi le commentaire reste littéraire, berlol, mais ces jours-ci il y en a moins! ... et quand je vois 600, 800 commentaires pour un post sur les blogs politiques que je suis je me dis que c'est cela qui occupe les esprits et les claviers
en tout cas je suis heureuse quand on retrouve des amis dans ma zone de commentaires (plutôt que sur myspace!) : je ne crois pas que nous nous connaissions "en vrai", cc (?), mais vous lire m'en donne envie
Si si, vous vous êtes vues au colloque "Écrire l'intime", et on a pris un pot en ville !...
ah mais oui ! merci de cette info et d'avoir permis cette rencontre : heureusement que tu viens de temps à autres du Japon pour faire se rencontrer les parisien(ne)s, berlol ... et à bientôt, peut-être, cc
Comme le dit Berlol : "A. Sevestre - qu'il faut lire absolument !" Oeuvrons à cette légitime reconnaissance !