comme un guichet fastidieux
Par cgat le mardi 8 mai 2007, 00:05 - vraie vie - Lien permanent
« I AM WHAT I AM» C'est la dernière offrande du marketing au monde, le
stade ultime de l'évolution publicitaire, en avant, tellement en avant de
toutes les exhortations à être différent, à être soi-même et à boire Pepsi. Des
décennies de concepts pour en arriver là, à la pure tautologie. JE = JE. Il
court sur un tapis roulant devant le miroir de son club de gym. Elle revient du
boulot au volant de sa Smart. Vont-ils se rencontrer ?
« JE SUIS CE QUE JE SUIS. » Mon corps m'appartient. Je suis moi, toi
t’es toi, et ça va mal. Personnalisation de masse. Individualisation
de toutes les conditions - de vie, de travail, de malheur. Schizophrénie
diffuse. Dépression rampante. Atomisation en fines particules paranoïaques.
Hystérisation du contact. Plus je veut être Moi, plus j'ai le sentiment d'un
vide. Plus je m'exprime, plus je me taris. Plus je me cours après, plus je suis
fatiguée. Je tiens, tu tiens, nous tenons notre Moi comme un guichet
fastidieux. Nous sommes devenus les représentants de nous-mêmes - cet étrange
commerce, les garants d'une personnalisation qui a tout l'air, à la fin, d'une
amputation. Nous assurons jusqu'à la ruine avec une maladresse plus ou moins
déguisée.
En attendant, je gère. La quête de soi, mon blog, mon appart, les
dernières conneries à la mode, les histoires de couple, de cul... ce qu'il faut
de prothèses pour faire tenir un Moi ! (...)
L'injonction, partout, à « être quelqu'un » entretient l'état
pathologique qui rend cette société nécessaire. L'injonction à être fort
produit la faiblesse par quoi elle se maintient, à tel point que tout
semble prendre un aspect thérapeutique, même travailler, même aimer. Tous
les « ça va ? » qui s'échangent en une journée font songer à autant
de prises de température que s'administrent les uns aux autres une société de
patients. La sociabilité est maintenant faite de mille petites niches, de mille
petits refuges où l'on se tient chaud. Où c'est toujours mieux que le grand
froid dehors. Où tout est faux, car tout n'est que prétexte à se réchauffer. Où
rien ne peut advenir parce que l'on y est sourdement occupé à grelotter
ensemble. Cette société ne tiendra bientôt plus que par la tension de tous les
atomes sociaux vers une illusoire guérison. C'est une centrale qui tire son
turbinage d'une gigantesque retenue de larmes toujours au bord de se déverser.
(…)
La France n'est pas la patrie des anxiolytiques, le paradis des
antidépresseurs, la Mecque de la névrose sans être simultanément le champion
européen de la productivité horaire. La maladie, la fatigue, la dépression,
peuvent être prises comme les svmptômes individuels de ce dont il faut
guérir. Elles travaillent alors au maintien de l'ordre existant, à mon
ajustement docile à des normes débiles, à la modernisation de mes béquilles.
Elles recouvrent la sélection en moi des penchants opportuns, conformes,
productifs, et de ceux dont il va falloir faire gentiment le deuil. « Il
faut savoir changer, tu sais. » Mais, prises comme faits, mes
défaillances peuvent aussi amener au démantèlement de l'hypothèse du Moi. Elles
deviennent alors actes de résistance dans la guerre en cours. Elles deviennent
rébellion et centre d'énergie contre tout ce qui conspire à nous normaliser, à
nous amputer. Le Moi n'est pas ce qui chez nous est en crise, mais la forme
que l'on cherche à nous imprimer. On veut faire de nous des Moi bien
délimités, bien séparés, classables et recensables par qualités, bref :
contrôlables, quand nous sommes créatures parmi les créatures, singularités
parmi nos semblables, chair vivante tissant la chair du monde. Contrairement à
ce que l'on nous répète depuis l'enfance, l'intelligence, ce n'est pas de
savoir s'adapter - ou si c'est une intelligence, c'est celle des esclaves.
Notre inadaptation, notre fatigue ne sont des problèmes que du point
de vue de ce qui veut nous soumettre. Elles indiquent plutôt un point de
départ, un point de jonction pour des complicités inédites. Elles font voir un
paysage autrement plus délabré, mais infiniment plus partageable que toutes les
fantasmagories que cette société entretient sur son compte.
Nous ne sommes pas déprimés, nous sommes en grève. Pour qui refuse de se gérer,
la « dépression » n'est pas un état, mais un passage, un au revoir,
un pas de côté vers une désaffiliation politique. À partir de la, il
n'y a pas de conciliation autre que médicamenteuse, et policière. C'est bien
pour cela que cette société ne craint pas d'imposer la Ritaline à ses enfants
trop vivants, tresse à tout va des longes de dépendances pharmaceutiques et
prétend détecter dès trois ans les « troubles du comportement ». Parce que
c'est l'hypothèse du Moi qui partout se fissure.
L'Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007, p. 13-18)
Commentaires
mais en fait d'insurrection ce fut l'acquiescement, la soumission enthousiaste
d'où l'accablement de la petite fille de cette affiche, reflet assez exact de mon état d'esprit d'hier ...
ceci dit, l'insurrection annoncée dans ce livre n'est justement pas un grand soir, plutôt la progression partout de fissures dans l'ordre moral imposé : par exemple, dans le passage ci-dessus, le simple fait (enfin pas si simple en fait mais au moins à ma portée) pour chacun de refuser l'injonction à être fort et en forme