je suis illisible
Par cgat le mercredi 6 juin 2007, 00:12 - écrivains - Lien permanent
Drôle de compagnie
Je suis de ces écrivains qu'on dit difficiles, voire illisibles.
Ce n'est pas être en mauvaise compagnie.
Compagnie disparate, d'ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque (il
préférait « être incompris plutôt que d'être approuvé ») que Tristan Tzara
(qui voulait faire « des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »).
Les uns ont cultivé un hermétisme savant (Scève, Mallarmé). D'autres ont
chiffré narquoisement l'obscène (Rabelais, Rimbaud). D'autres encore ont fait
de la surprise scandaleuse du « nouveau » une valeur en soi :
punching-ball ducassien sur les Grandes-Têtes-Molles, plumes de plomb des
futuristes, poétique au marteau des dadaïstes, imprécations à la Péret ou
mirlitonades coprolaliques à la Cravan.
Je suis de ceux qui aiment ces auteurs que le monde culturel de leur temps (le
nôtre, par exemple) considère comme gentiment délirants, drôlement macaroniques
voire carrément incompréhensibles.
J'aime en somme ceux qui n'ont pas vraiment « réussi » - ou plutôt
ceux dont la réussite se mesure d'une certaine manière à leur ratage
anthume : ceux, bien sûr, qu'a ignorés la masse des lecteurs de leur
temps ; mais aussi (ce sont souvent les mêmes) ceux qui n'ont pas réussi
leur « œuvre », si l'on entend par œuvre cette sorte de totalité
progressivement accomplie, homogénéisée et clôturée, dans laquelle l'histoire
littéraire et l'hagiographie patrimoniale peuvent reconnaître la trace d'un
destin comme toujours-déjà verni d'exemplarité.
J'aime par-dessus tout des œuvres qui ont fait œuvre de l'impossibilité de
faire œuvre : la trace suspendue laissée par Lautréamont et par Rimbaud,
la graphomanie inachevable d'Aimable Jayet, de Jules Doudin ou de Jeanne
Tripier, l'espace lacunaire où semble finir par s'évaporer la poésie de
Hölderlin et ce chantier désordonné, perpétuellement replâtré et définitivement
non clos que sont des entreprises comme celles de Jarry, Cingria ou de
Khlebnikov.
Je suis même de ceux qui inclinent à penser que c'est en ces auteurs-là que la
littérature vit sa vie puisque c'est par eux qu'en elle-même éternellement elle
se change. Je crois que la littérature, au plus essentiel, si essence d'elle il
y a, c'est le trobar clus d'Arnaut Daniel ou de Raimbaut d'Orange, la
virtuosité pince-sans-rire des Grands Rhétoriqueurs, les mondes renversés de
Saint-Amant ou de Théophile, les scansions démantibulées de Corbière, les
inscapes condensés d'Hopkins, la langue inouïe de Wolfson, les
spéculations étymologiques de Biély ou de Brisset, les mécaniques ironiquement
désaffectées de Roussel, les créations verbales de Villon, de Lewis Carroll, de
Clément Pansaers ou de Michaux (aujourd'hui celles d'Oskar Pastior, de Patrick
Beurard ou de Pierre Le Pillouër), les pictogrammes grinçants de Maurice Roche,
le journal labyrinthique d'Arno Schmidt, l'énergie abstraite qu'impose la
matière phonique redistribuée et traitée vocalement par Kurt Schwitters,
Gherasim Luca ou Bernard Heidsieck.
C'est une bibliothèque.
Il en est de pire.
Je suis de ceux qui l'aiment plus qu'aucune autre.
Salut, les faciles !
(…) En fait, si je n’arrive pas à cesser d’aimer les difficiles c’est parce que les faciles, les accueillants, les consommables sur place, les collé au possible, les bien-humains, les clairs-sachants, les vites-poignants et les petits charmants, je les trouve généralement, au bout du compte, trop lisibles, trop évidemment lisibles : insipides et insignifiants. Je n’y entends pas résonner grand-chose du chaos d’angoisses, de désirs, d’expériences contradictoires, misérables et intenses à la fois, où va, tant bien que mal, comme toute vie, ma vie.
Christian Prigent, Une erreur de la nature (POL, 1996, premier chapitre : « Je suis illisible »)
Le prix Louis Guilloux a été décerné à Christian Prigent pour
Demain je meurs (POL, 2007). C'est l'occasion de le (re)lire et de le
découvrir à partir les pages que lui consacrent :
- son éditeur POL
- Remue.net
- Sitaudis
- Libr-critique
- Le Terrier
et de lire, aussi, les
archives de l’aventure de la revue TXT (1969-1993), avec de nombreux textes
de Prigent.
Commentaires
pour Cravan (tiens, souvenir) les rhétoriqueurs, et ceux dont je n'avais jamais entendu parler, oui, mais Tzara, Rimbaud, Lautréamont, Corbière ou même Cingria oubliés par les trompettes de la renomée ?
Moi aussi, j'aime bien les difficiles. Au moins on peut les relire.
merci pour ce texte et, donnant- donnant, un tout petit texte d'un difficilement lisible aussi, bien qu'absent de la bibliothèque :
"Un homme sans défauts est une montagne sans crevasses. Il ne m'intéresse pas.(Règle de sourcier et d'inquiet)."
il ne me semble pas, Brigetoun, que Prigent dise ne citer que des oubliés des trompettes, mais il y en a quelques uns tout de même
merci Cairo ... j'aime bien les inquiets ... René Char je présume ?
j'ai envie de te répondre avec Michaux :
" Avec tes défauts, pas de hâte. Ne va pas à la légère les corriger. Qu'irais-tu mettre à la place ? "