Le plus émouvant, ou pathétique, je ne sais pas, ce sont, en y réfléchissant, ces faux lecteurs de Proust depuis longtemps vrais personnages de son œuvre. Ils n'en ont aucune idée, bien entendu. Je déjeunais hier encore avec l'un d'eux (qui m'a longuement parlé de sa passion pour la Recherche). Legrandin, portable en plus. Très drôle, très instructif. (p. 35)

J'imagine d'ici le scandale si Proust, un beau jour, par je ne sais quel accident miraculeux, était lu : rien qu'une fois. Quelle catastrophe (financière), quel écroulement (des valeurs), quelle chute (de la bourse des croyances), quel bide (pour le film patrimonial). Mais ne rêvons pas. Il faut, cela se comprend, un corps très original pour lire Proust jusqu'au bout, plutôt, par exemple, qu'une grande culture comme Charlus. (p. 74)

Thomas A. Ravier, Éloge du matricide. Essai sur Proust (Gallimard, L’Infini, 2007)

L’essai de Thomas A. Ravier sur Marcel Proust est parfois un peu agaçant - lorsqu’il se proclame ainsi novateur et en rupture complète avec le reste de l’abondante critique proustienne tout en enfonçant des portes depuis longtemps ouvertes - mais il est aussi passionnant et très attachant - par son enthousiasme, une écriture pleine de surprises, et des découvertes inattendues au tournant d’un raisonnement, par exemple :

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Marcel peut aussi se dispenser d'apparaître. Au jeu du vingtième siècle on ne le prendra pas. La société se révèle progressivement être l'affirmation de toute vie humaine, dans le détail, comme simple apparence ? Il fallait s'attendre à cette accusation rancunière tourmentée - ces aigres épigrammes - des participants qui ne peuvent admettre l'apparition soudaine dune distance rendue visible. Or, l'amitié est peut-être une manifestation lyrique de la surveillance sociale se nourrissant justement, chez les plus crédules, donc les plus dangereux, de cette distance. Il faut disparaître mais dans son style. L'invisible ami récuse cette politique non énigmatique de la transparence (qui sera celle, effroyable, des Verdurin). Proust, c'est embarrassant, réfute la figure du misanthrope officiel (lequel obéit sans s'en rendre compte au fantasme social de la confession identitaire) pour ne conserver du théâtre de la surface que le plaisir évanescent de la comédie pulsative. Il est beaucoup plus drôle que ça, beaucoup moins enfantin et, finalement, beaucoup moins sentimental. Plus vindicatif, plus venimeux : le reptile vous salue bien. L'ethnologue impitoyable du Ritz est aussi un joueur subtil qui annule rendez-vous après rendez-vous, se fait exempter d'un dîner, dispenser d'une fête, repousse pour la énième fois une visite, n'ouvre à personne, exige de ne pas être dérangé, déconseille à ses proches la fréquentation de son appartement et de son atmosphère malsaine ; ce qui n'empêche pas, sur un autre front, dix pages d'admonestations à un ami qui n'en « est pas un », ou de reprocher à Gide son absence d'affectivité, à Cocteau de le négliger, à Daudet de ne jamais venir le voir, à un duc quelconque sa froideur comme un obstacle au progrès de leur relation. Sa position d'agent du sens en cours d'invisibilisation est tout entière dans cette merveilleuse anecdote de Philippe Soupault : Marcel organise un dîner au Grand Hôtel de Cabourg, la soirée va durer, il offre des cigares à ses invités : « Messieurs, comme je ne peux supporter la fumée à cause de mon asthme, je suis obligé de vous demander de m'excuser. » Voilà en effet un rideau de fumée des plus fameux dans un décor curieusement coulissant. Et, en réaction, une poussée prévisible de crispations subjectives. (p. 20-21)

Dans la comédie universelle passive, nous savons que la plupart demeurent sur la scène à s'exhiber. Acteur social, certes, mais le script est de plus en plus monotone, pauvre, répétitif, impersonnel, bâclé. Il y a l'observé et l'observateur, c'est la loi, elle est dure, elle dure. Or l'observé l'est toujours sexuellement : Charlus, Jupien ou même Swann sont sexuellement observés, surveillés justement par où ils s'imaginent dans l'illicite, la question de leurs naïves activités érotiques. Et voilà que Proust, lui, s'appuie férocement sur son corps pour démontrer que la liberté dans la volupté, comme la clandestinité sexuelle, n'existent que si elles sont un moyen de connaissance, et peu, sinon jamais, par leur représentation audacieuse. Chaque fois, curieusement, que son narrateur approche d'une source d'activité sexuelle, c'est pour être le témoin paisible de ce qui se dit, ou plutôt ne se dit pas. Or, c'est cette faculté de se trouver systématiquement au point d'émission de la mystification sexuelle qui est, je crois, une des grandes révolutions de Proust baudelairien (et non balzacien). Et elle est peut-être le résultat concret de cette détermination effervescente et musicale dans la variation ironique. Juif ou catholique ? Romancier ou essayiste ? Homo ou hétéro ? Proust n'aura jamais choisi (c'est embêtant). C'est, au sens propre, son style. Passons les frontières ! Tout le problème est là. Nous sentons dans un monde, nous pensons, et surtout nous nommons dans un autre. Quelquefois, là où les muscles plongent et tordent leurs ramifications, aspirant cette vie nouvelle, un corps surgit pour faire sauter ces barrières sociales et culturelles. Ce sera, contrairement à l'opinion familiale, Guermantes et Méséglise, autant dire Jérusalem et Athènes. Proust sait donc parfaitement ce qu'il dit, il n'est pas fou ou exagérément dans la sorcellerie littéraire lorsqu'il écrit à Jacques Boulanger : « Les romanciers devinent à travers les murs. » Le romancier dévie, devine à travers les murs, les murmures, l'amour de la mère, la mire de la mort. (p. 61-62)

Thomas A. Ravier est né en 1969. Il a publié aussi de très intéressants romans :
Au bord de l'amer (Le Talus d'approche, 1994)
Original remix (Le Lys dans la vallée) (Julliard, 1999)
Emma Jordan (Moeurs du Béton) (Julliard, 2002)
Les aubes sont navrantes (Gallimard, L'Infini, 2005)
Le scandale McEnroe (Gallimard, L'Infini, 2006)

à lire aussi, sur Éloge du matricide, un bel article de Marc Pautrel