l'écriture me protège
Par cgat le dimanche 19 août 2007, 00:05 - citations - Lien permanent
De l'autre côté de la rue, trois pigeons sont longtemps restés, immobiles, sur le rebord du toit. Au-dessus d'eux, vers la droite, une cheminée fume ; des moineaux frileux se perchent sur le sommet des conduits. Il y a du bruit en bas, dans la rue.
Lundi. Neuf heures du matin. Il y a déjà deux heures que j'écris ce texte promis depuis trop longtemps.
La première question est sans doute celle-ci : pourquoi avoir attendu le dernier moment ? La seconde : pourquoi ce titre, pourquoi ce début ? La troisième : pourquoi commencer par poser ces questions ?
Qu'y a-t-il de si difficile ? Pourquoi commencer par un jeu de mots juste assez hermétique pour ne faire sourire qu'un petit nombre de mes amis ? Pourquoi continuer par une description juste assez faussement neutre pour que l'on comprenne bien que si je me suis levé tôt, c'est parce que j'étais très en retard, et que je suis gêné d'être en retard, alors qu'il est évident que je ne suis en retard que parce que précisément le propos même de ces quelques pages qui vont suivre me gêne. Je suis gêné. La bonne question est-elle : pourquoi suis-je gêné ? Pourquoi suis-je gêné d'être gêné ? Vais-je devoir me justifier d'être gêné ? Ou est-ce d'avoir à me justifier qui me gêne ?
Ça peut durer longtemps. C'est le propre de l'homme de lettres de disserter sur son être, de s'engluer dans sa bouillie de contradictions : lucide et désespéré, solitaire et solidaire, beau phraseur de sa mauvaise conscience, etc. Cela fait pas mal d'années que ça dure et ça commence à bien faire. En fin de compte, je n'ai jamais trouvé cela très intéressant. Ce n'est pas à moi d'instruire le procès des intellectuels, je ne vais pas retomber dans le méli-mélo de l'art pour l'art ou de l'engagement...
Mon problème serait plutôt d'arriver, je ne dis pas à la vérité (pourquoi la connaîtrais-je mieux que quiconque et, par conséquent, de quel droit prendrais-je la parole ?), je ne dis pas non plus à la validité (cela, c'est un problème entre les mots et moi), mais plutôt à la sincérité. Ce n'est pas une question de morale, mais une question de pratique. Ce n'est sans doute pas la seule question que je me pose, mais c'est, me semble-t-il, la seule qui, d'une façon quasi permanente, s'avère pour moi cruciale. Mais comment répondre (sincèrement) alors que c'est justement la sincérité que je mets en question ? Comment faire, une fois de plus, pour échapper à ces jeux de miroir à l'intérieur desquels un « autoportrait » ne sera plus que le nième reflet d'une conscience bien élaguée, d'un savoir bien poli, d'une écriture soigneusement docile ? Portrait de l'artiste en singe savant : puis-je dire « sincèrement » que je suis un clown ? Puis-je arriver à la sincérité en dépit d'un attirail rhétorique au sein duquel la succession de points d'interrogation qui jalonne les paragraphes qui précèdent est une figure (dubitation) depuis longtemps répertoriée ? Puis-je vraiment espérer m'en sortir avec quelques phrases plus ou moins subtilement balancées ?
« Le moyen fait partie de la vérité aussi bien que le... résultat... » Il y a longtemps que je traîne cette phrase derrière moi. Mais il m'est devenu de plus en plus difficile de croire que je m'en sortirai à coups de devises, de citations, de slogans ou d'aphorismes : j'en ai consommé tout un stock : « Larvatus prodeo », « J'écris pour me parcourir » , « Open the door and see all the people », etc., etc. Certaines arrivent encore parfois à m'enchanter, à m'émouvoir, elles ont toujours l'air d'être riches d'enseignements, mais on en fait ce que l'on veut, on les abandonne, on les reprend, elles ont toute la docilité que l'on exige d'elles.
Il n'empêche... Quelle est la bonne question, celle qui me permettra de vraiment répondre, de vraiment me répondre ? Qui suis-je ? Que suis-je ? Où en suis-je ?
Puis-je mesurer quelque chemin parcouru ? Ai-je rempli quelques-uns des buts que je m'étais fixés, si vraiment je me suis un jour fixé des buts ? Puis-je dire aujourd'hui que je suis ce que jadis j'ai voulu être ? Je ne me demande pas si le monde dans lequel je vis répond à mes aspirations, car une fois que j'aurai répondu non, je n'aurai pas l'impression d'avoir davantage avancé. Mais la vie que j'y mène correspond-elle à ce que je voulais, à ce que j'attendais ?
Au départ, tout semble simple : je voulais écrire, et j'ai écrit. À force d'écrire, je suis devenu écrivain, pour moi seul, d'abord, longtemps, pour les autres, aujourd'hui. En principe, je n'ai plus besoin de me justifier (ni à mes yeux, ni aux yeux des autres) : je suis écrivain, c'est un fait acquis, une donnée, une évidence, une définition ; je peux écrire ou ne pas écrire, je peux rester plusieurs semaines ou plusieurs mois sans écrire, ou écrire « bien » ou écrire « mal », cela ne change rien, cela ne fait pas de mon activité d'écrivain une activité parallèle ou complémentaire ; je ne fais rien d'autre qu'écrire (sinon gagner le temps d'écrire), je ne sais rien faire d'autre, je n'ai pas voulu apprendre autre chose... J'écris pour vivre et je vis pour écrire, et je n'ai pas été loin d'imaginer que l'écriture et la vie pourraient entièrement se confondre : j'aurais vécu dans la compagnie de dictionnaires, au fin fond d'une retraite provinciale, le matin je me serais promené dans les bois, l'après-midi j'aurais noirci quelques feuillets, le soir je me serais peut-être parfois délassé en écoutant un peu de musique...
Il va de soi que lorsque l'on commence à avoir des idées pareilles (même si ce ne sont que des caricatures), il devient urgent de se poser quelques questions...
Je sais, en gros, comment je suis devenu écrivain. Je ne sais pas précisément pourquoi. Avais-je vraiment besoin, pour exister, d'aligner des mots et des phrases ? Me suffisait-il, pour être, d'être l'auteur de quelques livres ?
J'attendais, pour être, que les autres me désignent, m'identifient, me reconnaissent. Mais pourquoi par l'écriture ? J'ai longtemps voulu être peintre, pour les mêmes raisons je suppose, mais je suis devenu écrivain. Pourquoi précisément l'écriture ?
Avais-je donc quelque chose de tellement particulier à dire ? Mais qu'ai-je dit ? Que s'agit-il de dire ? Dire que l'on est ? Dire que l'on écrit ? Dire que l'on est écrivain ? Besoin de communiquer quoi ? Besoin de communiquer que l'on a besoin de communiquer ? Que l'on est en train de communiquer ? L'écriture dit qu'elle est là, et rien d'autre, et nous revoilà dans ce palais de glaces où les mots se renvoient les uns les autres, se répercutent à l'infini sans jamais rencontrer autre chose que leur ombre.
Je ne sais pas ce que, il y a quinze ans, en commençant à écrire, j'attendais de l'écriture. Mais il me semble que je commence à comprendre, en même temps, la fascination que l'écriture exerçait - et continue d'exercer - sur moi, et la faille que cette fascination dévoile et recèle.
L'écriture me protège. J'avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de mes paragraphes habilement enchaînés, de mes chapitres astucieusement programmés. Je ne manque pas d'ingéniosité.
Ai-je encore besoin d'être protégé ? Et si le bouclier devient un carcan ?
Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité.
C'est sans doute, aujourd'hui, ainsi que je peux dire ce qu'est mon projet. Mais je sais qu'il ne pourra aboutir tout à fait que le jour où, une fois pour toutes, nous aurons chassé le Poète de la cité : le jour où nous pourrons, sans rire, sans avoir, une fois de plus, l'impression d'une dérision, d'un simulacre ou d'une action d'éclat, prendre une pioche ou une pelle, un marteau-piqueur ou une truelle, ce n'est pas tellement que nous aurons fait quelques progrès (car ce n'est certainement plus à ce niveau que les choses se mesureront), c'est que notre monde aura enfin commencé à se libérer.
Georges Perec, « Les gnocchis de l'automne ou Réponse à quelques
questions me concernant » publié dans Cause commune, 1, 1972, p.
19-20
Repris dans Je suis né (Seuil, Librairie du XXe siècle, 1990, p.
67-74)
Commentaires
super
Tout à fait ça !
A lire et à relire...
Oui : où est la faille ?
Oui : et si le bouclier devient carcan...
" Puis-je vraiment espérer m'en sortir avec quelques phrases plus ou moins subtilement balancées ?"
Des questions que beaucoup devraient se poser une fois, un jour...
Merci de nous redonner ce texte.
Georges et ses points d'interrogation font parfaitement l'affaire, merci
Je viens pinailler :
- "le propos même de ces quelques pages qui vont suivre nie gêne"
- "pourquoi suis-je gêne ?"
- "je peux rester plusieurs semaines ou plusieurs mois saris écrire"
On reconnaît dans ces quelques exemples des erreurs de logiciel de reconnaissance de caractères.
Pourtant, il y avait de quoi retenir une leçon des erreurs de L'Imaginaire en 2003 qui avait fait apparaître des "e" inédits dans La Disparition.
Perec, dans une interview de 1981 : "Parfois on voudrait, nous, nous servir de l'ordinateur pour faire un certain nombre de choses, pour aller plus vite, mais en fait l'ordinateur pour l'instant n'y arrive pas."
C'est pareil pour la plupart des lociciels OCR : il vaut mieux soit s'en passer, soit vérifier après.
Mais surtout c'est dommage, pour un texte qu'on aime, de ne prendre ni le plaisir (ou la peine) de le recopier ni celui de le relire.
ocr oui et je l'ai déjà écrit ici à plusieurs reprises (car je sais d'expérience que lorsque je recopie un texte au clavier je laisse bien plus de coquilles encore) mais ocr relu et re-relu (cependant dans les textes que j'aime et connais bien j'ai tendance à ne plus parvenir à lire chaque lettre)
merci, en tout cas, je vais corriger
... (je précise qu'en général l'un de mes lecteurs, comme vous GH, me signale très gentiment les coquilles, ce qui permet au texte de retrouver son intégrité (l'un des intérêts des commentaires, jcb))
moins fatiguée qu'hier soir, j'ai aussi envie d'ajouter que votre méfiance à l'égard des logiciels d'ocr m'étonne : c'est peut-être une question de génération, mais c'est un peu comme si vous me reprochiez de ne pas recopier le texte à la plume, ou si vous regrettiez que l'imprimerie ait été inventée, privant les hommes de la rédaction minutieuse des manuscrits
grâce aux logiciels d'ocr nous disposons en ligne de nombreux textes, et il est pour moi, à l'égal du traitement de texte, un simple outil qui fait gagner du temps sans empêcher ni la lecture ni les vérifications
merci aussi à alain, m sonnet et jcb pour leur approbation !
Je suis raisonnablement méfiant envers les logiciels OCR - l'édition par L'Imaginaire et votre mise en ligne de ce texte prouvent assez bien qu'il y a nécessité ensuite d'une relecture attentive, dont il n'est pas toujours certain qu'elle ne fasse pas arriver le temps de saisie totale à l'égal ou au-delà de celui d'une saisie manuelle. La relecture simultanée du texte original et de son interprétation par l'OCR, avec ces allers-retours visuels, n'est-elle pas au moins aussi fatigante et longue qu'une saisie manuelle ?
Ceci dit, j'imagine assez bien que dans certains cas ces logiciels peuvent faire gagner un temps appréciable : surtout des cas où l'objectif n'est pas une édition respectueuse du texte original.
Malheureusement, il y a aussi des "coquilles" qu'on ne repère pas forcément à la lecture et que votre lecteur-correcteur habituel ne saurait pas forcément vous signaler. Par exemple, après "contradictions" du 5e §, votre édition (Seuil, "Du XXe siècle", je suppose, et non Galilée) ne met-elle pas deux points ? Autre exemple, l'OCR reconnaissant les caractères mais par leur style, le premier "dire" du 14e § a été interprété sans ses italiques. Et dans la dernière phrase du 16e §, un point incongru apparaît après "Je" (à l'origine une tâche d'encre visible aussi dans mon édition).
Si les "coquilles" de votre "édition" ne sont pas si nombreuses et importantes - on a vu pire - c'est sans doute parce que votre logiciel OCR n'est pas si mal, mais surtout parce que le livre que vous avez utilisé est assez récent. Essayez avec des livres plus anciens à l'encre un peu pâle, aux caractères irréguliers, grignotés par le temps, au papier piqué... Le résultat risque d'être bien pire, même avec le meilleur des OCR.
Ce qui m'amusait dans ces erreurs dans un texte de Perec, c'est que ce dernier a fait une littérature qui, bien souvent, était très attachée à la lettre. Et qu'une erreur sur un seul caractère a une incidence sur tout le texte. Il y a déjà, je me répète, l'exemple 2003 de la Disparition, mais on peut aussi imaginer les erreurs que commettrait un OCR sur les poèmes d'Alphabets ou le Compendium de La Vie mode d'emploi.
Et d'ailleurs, connaissant l'esprit ludique de Perec, rien ne prouve que ce texte de Je suis né n'est pas hypercontraint et donc qu'une seule erreur de caractère n'influerait pas sur l'ensemble "astucieusement programmé".
quel zèle dans la correction ! ceci dit vous avez entièrement raison concernant l'exactitude due à Perec : je ne suis pas chez moi ce soir, mais dès mon retour je vérifierai chaque signe dans mon exemplaire papier
et vous avez raison également concernant le fait que pour certains papiers, encres, typos, l'ocr est catastrophique ... mais je persiste, pour avoir beaucoup pratiqué l'un et l'autre, à dire que le recopiage manuel au clavier, qui est alors seul possible, donne des résultats pleins d'erreurs parfois plus graves